LILLE : OH ! TRÉSORS - 4. EXPOSITION SÉSOSTRIS III : LES FOUILLES FRANÇAISES DE MEDAMOUD (STATUES LOUVRE E 12960 et E 12961)

Publié le 25 novembre 2014 par Rl1948

     On sent que le roi, énergique et lointain, éprouve, après un long exercice du pouvoir, devant l'ingratitude des hommes, plus de mépris dédaigneux que de découragement, mais on devine aussi une certaine lassitude.

(...)

   On se demande comment un sculpteur a pu, dans une pierre aussi dure que le granit, donner à la chair une souplesse aussi vivante et aussi vraie.

     Médamoud, sanctuaire créé par Sésostris III, nous a donc livré, de ce roi, une admirable série de portraits réalistes, et réalistes, non pas seulement parce qu'ils indiquent nettement l'évolution d'un visage, de la jeunesse à l'extrême vieillesse, mais aussi, et surtout, parce qu'ils expriment, avec une vérité extraordinaire, la vie intérieure du modèle. 

Jacques VANDIER

Manuel d'archéologie égyptienne

III : Les grandes époquesLa Statuaire

Paris, A. et J. Picard & Cie,

pp. 185-6 de mon édition de 1958

     Nous conversions mardi dernier, souvenez-vous amis visiteurs, au sujet des visages royaux et de l'art statuaire souhaité par Sésostris III, de manière à mettre en perspective les concepts de réalisme et d'idéalisation que la réflexion occidentale, - pour ne pas écrire cartésienne -, toujours oppose alors qu'à l'inverse, l'Égyptien de l'Antiquité, pour diverses raisons - dont la finalité funéraire n'est pas étrangère -, n'eut de cesse d'associer réalité et idéalité, portrait et image idéale.

     Dans cette perspective, j'avais pensé intéressant de vous faire comprendre combien étaient erronées les conceptions que les égyptologues développèrent quand ils exhumèrent les premières figurations de ce souverain et de son successeur immédiat.

     Pendant toute cette semaine, pour assouvir un plaisir personnel, mais aussi en quête d'une exergue qui corroborerait mon propos, j'ai beaucoup lu et, notamment, ce que j'aime peut-être par-dessus tout, les écrits, les rapports de fouilles, les notes de ces savants des premiers temps de l'égyptologie.

     Certes, leurs approximations, leurs tâtonnements, leurs avis péremptoires aussi, inhérents à une science qui n'était que naissante peuvent prêter à sourire maintenant que notre approche de la civilisation égyptienne et de son art a considérablement évolué. Nous ne portons plus nécessairement le même regard sur les oeuvres jadis ainsi commentées mais il n'en demeure pas moins que je trouve personnellement succulente la lecture de ces comptes-rendus tout empreints d'interprétations subjectives pour le moins "audacieuses".

     Telle celle de l'égyptologue français Jacques Vandier que j'ai choisie pour vous accueillir ce matin.            

     Soucieux de rendre hommage à l'oeuvre de réunification de l'Égypte qu'entreprit Montouhotep II, son lointain prédécesseur sur le trône, nous l'avons constaté avec les trois statues londoniennes provenant du temple de ce roi à Deir el-Bahari, dont l'une, BM EA 686 nous accueillit d'emblée, au pied de l'escalier menant au second sous-sol où, depuis le 4 novembre dernier, nous visitons de conserve, vous et moi, l'exposition que lui dédie le Palais des Beaux-Arts de Lille jusqu'au 25 janvier 2015, Sésostris III, ce cinquième souverain de la XIIème dynastie (Moyen Empire), fit, dans la région thébaine, bâtir trois sanctuaires dédiés au dieu Montou, une des divinités cardinales de l'endroit, au culte de nature solaire depuis déjà les Textes des Pyramides, incarné dans un faucon, avant de devenir, au Nouvel Empire, le dieu belliqueux dont vous avez certainement entendu parler, alors identifié en tant que "dieu de la guerre", fonction que lui attribua le clergé de Karnak quand il décida qu'Amon deviendrait "roi des dieux" dans le nome de Thèbes.

     Vous aurez aussi évidemment noté que "Montou" fut choisi pour entrer dans la composition du nom de trône de certains des premiers rois du Moyen Empire, Montouhotep signifiant : "Montou est satisfait".

     Si deux des sanctuaires voués à Montou, ceux de Ermant et de Tôd, ont déjà été reconstruits à l'époque des fondateurs de la dynastie, Amenemhat Ier et Sésostris Ier - ce dernier étant, souvenez-vous, le souverain du Conte de Sinouhé -, de sorte que Sésostris III n'estime apparemment pas devoir leur consacrer une attention n'excédant pas quelques petits travaux de réfection, au niveau du troisième, tout au contraire, à Médamoud, situé quelque cinq kilomètres à peine au nord-est de Karnak, il fonde un temple de grande envergure - l'enceinte rectangulaire d'une épaisseur de 5,50 mètres mesure  98 x 61 mètres -, précédé d'une avant-cour d'une trentaine de mètres, et accompagné de magasins et d'habitations accessibles par des ruelles.

     C'est à l'archéologue et égyptologue français Fernand Bisson de la Roque (1885-1958) que nous devons, à partir de 1925 et jusqu'en 1933, au nom de l'I.F.A.O. (Institut français d'archéologie orientale) et du Musée du Louvre, les fouilles - consignées au sein de différents rapports -, de ce temple du Moyen Empire alors complètement détruit, mais dont maints monuments avaient été fort heureusement conservés dans les fondations du temple d'époques ptolémaïque et romaine ; fouilles menées ensuite pour les mêmes commanditaires, par Clément Robichon et Alexandre Varille jusqu'en 1938

     Ci-dessous, une vue des vestiges au niveau du portique ptolémaïque : immense merci à Lilian Postel, - un des intervenants du samedi après-midi, lors de la Journée d'étude à Lille, en octobre dernier -, Maître de conférences en égyptologie à l'Université Lumière-Lyon 2 à qui, depuis 2003, échoit la tâche de poursuivre les recherche sur le site et qui a eu l'immense gentillesse de m'offrir quelques-uns de ses clichés personnels pour illustrer mes propos.  


     Près de cent cinquante pierres pourvues d'un décor de la XIIème dynastie, ainsi que des statues de Sésostris III, - en nombreux fragments malheureusement -, furent dès 1925 mises au jour par Bisson de la Roque.

     L'accès au sanctuaire proprement dit, au-delà de l'avant-cour, nécessitait de franchir une porte monumentale dont le linteau, amis visiteurs, ne vous est plus inconnu puisque, dernièrement, je vous en avais montré un dessin en rapport avec la fête-sed du roi, emprunté au forum espagnol Egiptomaniacos ; dessin réalisé à partir du monument que vous avez peut-être vu au Musée du Caire (JE 56497)

     L'accès aux ruelles desservant les magasins s'ouvrait, quant à lui, à l'est en franchissant une porte en calcaire dont le linteau (E 13983), de grande beauté, appartient désormais au Musée du Louvre, à la suite du partage des fouilles. Et pour notre plus grand plaisir, il a quitté la vitrine 13 dans laquelle, à Paris, il fait l'admiration de tous, salle 23 de l'Aile Sully, au premier étage du Département des Antiquités égyptiennes, entre deux des fenêtres donnant sur la Cour Carrée, pour venir s'exposer devant nous, au Palais des Beaux-Arts.

     Au Louvre, comme ici, à Lille, sur un socle placé à gauche du linteau, une statue assise (E 12960

et sur un autre présentoir, plus à droite, un buste (E 12961),

provenant du même don égyptien précèdent le somptueux bas-relief  : ce sont deux monuments que j'ai très - trop ? - rapidement cités la semaine dernière, et sur lesquels je souhaiterais maintenant plus spécifiquement attirer votre attention en comparant leur analyse en vigueur au milieu du XXème siècle à celle des historiens de l'art actuels ; et cela, avant d'enfin consacrer notre rencontre de mardi prochain au fameux linteau.

     Délectation personnelle d'un littéraire, m'opposerez-vous. Certes. Et pourquoi pas ?

     L'Histoire, l'Histoire de l'art, c'est cela aussi : prendre conscience, en étudiant nos maîtres, d'une bienvenue évolution de la pensée débouchant sur une nécessaire remise en question ... sans toutefois - et là, je pare d'emblée à d'éventuels arguments qui me seraient opposés -, tomber dans un inacceptable et indéfendable révisionnisme : il est indéniable que ces premiers égyptologues défricheurs d'un savoir en devenir nous ont tout appris. À nous maintenant, forts des avancées de la science qu'ils ont permises, de parfois affiner certaines des affirmations anciennes. 

     Les deux statues de Sésostris III que nous venons de rencontrer dans la première section de l'exposition lilloise furent réalisées dans un matériau fort semblable à mon avis de néophyte en la matière puisque Guillemette Andreu, Directrice honoraire du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, dans l'ouvrage de 1997 référencé en note infrapaginale, indique le gabbro dioritique pour la première (E 12960) et le gabbro porphyrique pour la seconde (E 12961), alors que dans le catalogue de la présente exposition, elle note respectivement diorite porphyrique pour l'une et gabbro porphyrique pour l'autre.

     Quoi qu'il en soit, ce duo de toute beauté offert à la France en 1927, fut exhumé du site de Médamoud par Fernand Bisson de la Roque qui, dans la relation de ses fouilles de 1925, écrit :

     " ... morceaux de plus d'une douzaine de statues de Sésostris III ont été trouvés soit sous le niveau du dallage du temple ptolémaïque, soit au-dessus de ce dallage. Certaines de ces statues ornaient le temple ptolémaïque et semblent avoir été brisées par les coptes qui les ont utilisées dans les fondations des murs de leurs installations."

     La première oeuvre, (E 12960), irrémédiablement brisée au niveau des jambes, et partiellement mutilée au visage 

(© C. Décamps)

présente un souverain aux traits juvéniles, assis sur un siège cubique muni d'un pilier dorsal : cet appui, ainsi que les flancs du trône sont parfaitement anépigraphes, alors que des hiéroglyphes gravés en colonnes de part et d'autre de ce qu'il subsiste des jambes royales précisent, à gauche : L'Horus Neter-Kheperou, le fils de Rê, Sésostris ... et, à droite : L'Horus Neter-Kheperou, le roi de Haute et Basse-Égypte, Khakaou-Rê

     Le roi, coiffé du némès, est simplement vêtu d'un pagne à devanteau triangulaire sur lequel il pose les mains et dont la boucle de ceinture décline l'identité : Khakaourê. Comme seul ornement personnel, il porte sur la poitrine un collier fait de perles tubulaires au bout duquel pend une amulette bilobée que perce une sorte d'épine : l'objet laisse encore de nos jours la communauté égyptologique entièrement perplexe quant à sa signification.

     Vandier au tome III de son manuel écrivit :

     "... c'est manifestement la jeunesse que l'artiste a voulu exprimer : le visage est plus rond, les méplats, plus réguliers, les poches sous les yeux, moins creusées ; la bouche est sérieuse, mais non pas amère, et le regard est moins douloureux. Le corps est modelé avec soin, sans exagération."

     Vous aurez évidemment compris qu'il établit sa description en comparaison avec un autre visage du souverain : il s'agit en fait du buste (E 12961) placé à  la droite, ici à l'exposition, comme au Louvre d'ailleurs.

     Il semblerait que le roi, lui aussi assis à l'origine - c'est à tout le moins ce que suggère le début de son avant-bras gauche, plié -, présente, malgré les importantes déprédations au niveau du visage, des traits bien plus vieillis que l'effigie précédente.

     C'est ce qu'expliqua Jacques Vandier :

     " Le visage est maigre et ravagé, la bouche encore plus arquée et plus tombante exprime plus que du dédain, presque du dégoût ; les plis du menton s'affaissent, la tête s'incline légèrement en avant, les poches, sous les yeux, se creusent, le corps est plus étriqué, tous les stigmates de la vieillesse sont marqués avec soin.

     Voilà donc, amis visiteurs, concernant ces deux oeuvres majeures, ce que vous auriez pu découvrir dans la littérature égyptologique du milieu du XXème siècle, ce que vous auriez pu entendre ces années-là, si vous aviez suivi les commentaires d'un guide du Louvre.

     Mais pourquoi diable n'est-il jamais établi de comparaison entre un visage parfois défini comme âgé et un corps lui-même, je le rappelle au passage, toujours modelé à l'instar de celui d'un jeune homme à la musculature puissante et plus qu'avantageuse ?

     De nos jours, un demi-siècle plus tard, que reste-t-il de ces théories ? Pas grand chose en vérité, sinon leur obsolescence dans la mesure où des historiens de l'art tels Roland Tefnin et, à sa suite, Dimitri Laboury ont définitivement démontré avec brio que ces physionomies différentes attribuées par un même artiste au même moment de l'élaboration d'une série de statues du même souverain ne pouvaient ressortir qu'à un autre domaine que celui du "portrait" psychologique réaliste.

     C'est assurément vers la notion d'idéologie du pouvoir qu'il nous faut dorénavant nous tourner pour comprendre la statuaire de Sésostris III : le roi aux grandes oreilles, le roi "vieilli", devenu "las", aux yeux cernés, aux rides avérées ... mais au corps d'athlète constitue en fait l'image sémiotique que souhaita donner de lui  un monarque désireux d'être compris par tous comme vaillant, prêt et capable d'intervenir en cas de danger, un monarque vigilant, à la sollicitude toujours en éveil, à l'écoute bienveillante pour son peuple.

     Un monarque qui entendit que fussent reconnues, dans leur essence même, ses qualités de monarque.

     

     Vraies ou fausses ? Cela reste une autre question ...

BIBLIOGRAPHIE

ANDREU Guillemette/RUTSCHOWSCAYA Marie-Hélène/ZIEGLER Christiane

L'Égypte ancienne au Louvre, Paris, Éditions France Loisirs, 1997, pp. 92-5. 

BISSON DE LA ROQUE  Fernand

Rapport sur les fouilles de Médamoud, 1925, Le Caire, FIFAO 3, 1926, p. 32.

ID.

Les fouilles de l'Institut français à Médamoud de 1925 à 1938, dans RdE 5, Le Caire, I.F.A.O., 1946, pp. 25-44. 

DELANGE  Élisabeth

Catalogue des statues égyptiennes du Moyen Empire, Paris, Édition de la Réunion des musées nationaux, 1987, pp. 24-8. 

LABOURY  Dimitri

Le portrait royal sous Sésostris III et Amenemhat III. Un défi pour les historiens de l'art égyptien, dans Egypte, Afrique & Orient 30, Avignon, Centre vauclusien d'égyptologie, 2003, pp. 55-64.

ID.

Réflexions sur le portrait royal et son fonctionnement dans l'Égypte pharaonique, dans KTEMA, Civilisations de l'Orient, de la Grèce et de Rome antiques, Volume 34, Recherches sur le portrait dans les civilisations de l'Antiquité. Représentation individuelle et individualisation de la représentationUniversité de Strasbourg, 2009, pp. 175-96.

TEFNIN  Roland

Les yeux et les oreilles du Roi, dans BROZE M. et TALON Ph., L'Atelier de l'orfèvreMélanges offerts à Philippe Derchain, Louvain, Peeters, 1992, pp. 147-56.

VANDIER JacquesManuel d'archéologie égyptienne. III :Les grandes époquesLa Statuaire, Paris, Éditions A. et J. Picard & Cie,  1958, pp. 185-6.