Plus que jamais, travailler comme journaliste dans le monde arabe n’est pas une sinécure, singulièrement en Egypte. Les mésaventures récentes d’Alain Gresh (qui a raconté l’épisode dans son blog donnent une idée du climat qui règne aujourd’hui au Caire où tout le monde comprend que la situation est loin d’être simple pour les professionnels égyptiens qui souhaitent faire leur travail. On n’en finirait pas malheureusement de dresser la liste des atteintes à la liberté de la presse dans ce pays. Pourtant, ce qui frappe le plus, même s’il est fort heureusement de belles exceptions dont témoigne à sa façon ce billet puisqu’il est précisément bâti sur des informations publiées dans les médias arabes, c’est l’étonnante soumission de la majorité de la profession. Emboîtant le pas à une bonne partie de l’opinion publique, elle semble ravie d’applaudir à la dérive autoritaire du régime et réclame toujours plus d’entraves aux libertés.
A la fin du mois d’octobre, les rédacteurs en chef des plus importants quotidiens du pays se sont ainsi réunis, sous la présidence de Diaa Rashwan, le patron du syndicat des journalistes, pour rédiger (en un temps record) une déclaration rappelant leur volonté commune d’« affronter les éléments terroristes et de protéger l’équilibre des forces dans le pays dans le cadre de la Constitution et de la loi ». Concrètement, cela signifie qu’en soutien à la révolution du 25 janvier 2011 et du 30 juin 2013 – date de la manifestation qui conduira à la destitution par l’armée de Mohamed Morsi – les médias du pays s’engagent désormais à ne plus rien publier qui puisse aider les terroristes et saper les institutions de l’Etat. Plus question de s’interroger sur l’action des institutions du régime, qu’il s’agisse de la police, de l’armée ou de la justice, tandis qu’on veillera bien entendu à éviter tout excès dès lors qu’il s’agira de couvrir les manifestations de l’opposition, à l’Université ou ailleurs (article en arabe). Certes, la mort dans le Sinaï, quelques jours plus tôt, de 33 militaires a pu créer un traumatisme qui « explique » cette ardeur de la presse égyptienne à se châtrer elle-même. On s’étonne malgré tout que ses responsables n’aient pas au moins fait semblant d’être un plus sensibles aux atteintes de plus en plus évidentes à leur liberté d’expression. Rien que durant la semaine précédent leur fameuse déclaration commune, ce sont deux de leurs collègues qui avaient été brutalement « débarqués » de leur poste : sur la chaîne Dream TV (quasiment en direct) pour l’un, et Al-Nahar, pour l’autre.
Fortes du soutien des médias bien décidés à ne rien dire, les autorités égyptiennes ne rencontrent pas beaucoup d’opposition. Elles peuvent ainsi réactiver de vieilles réglementations, par exemple une loi édictée sous Nasser en 1956 pour interdire la publication de toute information relative aux forces armées (article en arabe), ou encore en faire passer de nouvelles, telle celle qui encadre désormais le droit de manifester et dont Amnesty International considère qu’elle « constitue un sérieux revers qui menace gravement la liberté de réunion et donne carte blanche aux forces de sécurité pour faire usage d’une force excessive, y compris meurtrière, contre les manifestants ». Sur place, les réactions restent aussi rares que courageuses. Seuls, un demi-millier de jeunes journalistes ont en quelque sorte sauvé l’honneur de la profession en manifestant leur opposition à cette loi et en publiant un communiqué dans lequel ils affirment notamment que « se taire, c’est déjà reconnaître la victoire du terrorisme » (article en arabe ).
Comme l’Egypte de Sissi ressemble de plus en plus au décor d’une opérette ubuesque, la censure déborde le seul cadre de l’information politique pour s’étendre dans des domaines plus inattendus. Dans un pays où l’on peut avoir le nationalisme ombrageux comme le rappelle la mésaventure vécue par Alain Gresh, la chanson est désormais un trésor national placé sous la bonne garde des militaires. Et s’il le faut, les gardes révolutionnaires de la révolution du 30 juin se porteront volontaires pour leur venir aide ! Au début de ce mois, Akram Husny, l’animateur d’un show humoristique sur une chaîne TV, a été vertement remis à sa place et menacé de poursuites judiciaires parce qu’il avait osé détourner, pour les moquer un peu, les paroles de Bilâd tayyiba (Un bon pays) une chanson nationaliste. Plus délirante encore, la censure imposée depuis quelques jours à trois « voix » de la chanson arabe écartées de la programmation des chaînes officielles au prétexte qu’elles n’ont pas reçu agrément de la « commission d’écoute », commission devenue totalement invisible depuis une quinzaine d’années au moins ! Parmi les recalés, Oka et Ortega, un duo de techno-shaabi, Hayfa Wehbé, starlette libanaise très appréciée, dont on ignore quelle offense – politique – elle a pu commettre (à moins que ce précédent billet, sur “l’histoire pas très belle de Haïfa dans l’Egypte du maréchal Sissi…” n’ait vu juste), mais aussi un certain Hamza Namira, « dénoncé » auprès du directeur de la TV publique (apparemment peu mélomane puisqu’il a avoué ne pas le connaître) par des « journalistes » outrés de voir ce suppôt de la conspiration des Frères musulmans programmé sur les antennes nationales !…
Malgré leur nationalisme sans faille, les professionnels égyptiens de l’information n’ont pas toujours la vie facile. En ces temps troublés, il apparaît que les alliances et contre-alliances se nouent et se dénouent plus qu’il ne faut de temps pour le dire. Ainsi le Qatar, hier encore cloué au pilori sur la place publique, est brutalement rentré en grâce mercredi dernier lors de la réconciliation générale entre les pays du Golfe (lesquels ont quelque arguments à faire valoir sur les rives du Nil…) Heureusement, il y a encore des journalistes pour mettre leur sens du devoir national au dessus de tout : comme on peut le lire dans cet article (en arabe), certains professionnels ont déjà commencé à s’adapter aux réalités du moment pour se remette dans le bon sens en louant, certes encore un peu timidement, l’ennemi d’hier et son bras droit médiatique, la chaîne Al-Jazeera.
Comme on n’est pas en Egypte, pour les lecteurs de CPA la chanson El-Midan de Hamza Namira. (Commentaire d’un internaute :
مفيش ميدان مفيش ثورة مفيش اي حاجة امل انتحرت C’est fini, Hamza, tout est foutu. Il n’y a plus de Maydan, plus de révolution, plus rien, l’espoir est mort.)