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On l’oublie tant l’expression est devenue courante : ce que l’on nomme "monde arabe" n’existe, sous cette appellation, que depuis un peu plus d’un siècle. En fait, c’est l’essor du nationalisme arabe à partir de la seconde moitié du XIXe siècle qui a rendu ce terme d’usage commun. Et l’essor de ce nationalisme est lui-même impensable sans la diffusion dans la région de l’imprimé, et plus largement des techniques de communication de cette époque (lignes maritimes, télégraphe, etc.).
On peut faire l’hypothèse que les médias actuels – informations sur internet et télévisions satellitaires en particulier – permettent aux populations concernées de renouer avec cet imaginaire partagé sur lequel s’est fondée l’idée de nation arabe. Après les décennies qui ont vu la construction des différents Etats-nations, saturant leur propre espace national de médias totalement sous leur contrôle, on peut se demander si un regain du projet unitaire arabe n’est pas actuellement nourri par ces énormes flux numériques qui balaient instantanément tout un bassin de populations qui partagent, grosso modo, les mêmes références linguistiques et culturelles.
Cette hypothèse, rien ne l’illustre mieux que les deux grandes réalisations d’un producteur très actif dans le monde des médias régionaux, Ahmad Al-Aryan (أحمد العريان). La première, intitulée Le rêve arabe (الحلم العربي), avait eu un énorme retentissement lors de sa création en 1998 (on en a parlé dans ce précédent billet). Dix ans plus tard, ce Jordanien d’origine palestinienne vient de récidiver avec un nouveau titre, La conscience arabe (الضمير العربي), construit exactement sur le même modèle, à savoir celui d’un clip vidéo à forte teneur nationaliste, associant images de l’actualité et vedettes de la scène régionale.
Une vidéo a donc été tournée, avec une centaine de stars venues "du Golfe à l’Océan", au premier rang desquelles on retrouve une bonne trentaine des voix parmi les plus célèbres - le Libanais Wadee al-Safi, la Tunisienne Latifa, la Libanaise Nancy Ajram, l’Egyptienne Shirin, l’Algérien Chebb Khaled pour n’en citer que quelques-unes. Toutes ces vedettes ont accepté de participer, en principe bénévolement, à cette opération qui n’a été achevée que tout récemment, après avoir été longtemps retardée (elle aurait dû sortir juste après la guerre de l’été 2006, comme une sorte de réponse à la destruction du Liban par l’aviation israélienne).
Inlassablement repris par les interprètes tout au long de ce long clip (près de 45 minutes), le refrain résume le message adressé à la nation : Les gens n’ont plus de cœur, ils ont perdu tout sens de l’honneur, on dirait bien qu’on a oublié un jour que les Arabes étaient frères. (ماتت قلوب الناس/ ماتت بنا النخوة/ يمكن نسينا في يوم ان العرب اخوة).
Même si certains articles critiquent le choix l’agencement des séquences, et leur sélection au sein d’une actualité bien trop récente, cet appel à l’unité retrouvée possède une force indéniable. Proclamé avec éloquence par ces voix adulées du public, tandis que défilent sur l’écran un terrifiant montage d’archives égrenant toutes les horreurs qu’a eu à subir la population de la région (la seconde intifada, l’invasion de l’Irak, les bombardements de Gaza, du Liban…), le message ne peut manquer d’impressionner le public, et peut-être sa mémoire…
Il est trop tôt pour le dire mais, d’ores et déjà, on peut remarquer qu’à la différence du Rêve arabe dix ans plus tôt, cette nouvelle collaboration médiatique panarabe n’aura été diffusée que par une quinzaine de chaînes publiques et privées (sur les 60 sollicitées, au sein d’un paysage télévisuel de quelque 400 chaînes désormais).
Certes, les échos de La conscience arabe ont été relayés par les plus en vue des médias nationalistes, à commencer par la chaîne la plus importante dans la région, Al-Jazeera, et par le quotidien Al-quds al-‘arabi. Mais une bonne partie des médias (pro-)saoudiens ne l’ont pas diffusée, ou n’en ont parlé dans leurs colonnes qu’en termes négatifs. Ni la LBC, chaîne libanaise de divertissement très populaire dans toute la région, ni Future TV, propriété de la famille Hariri n’ont jugé utile de se joindre, à cet appel unitaire.
Une excellente illustration en fin de compte de ce que les artistes réunis dans La conscience arabe ont eu à cœur de dénoncer.
45 minutes de "spectacle" (pas toujours facile à regarder) en cliquant sur ce lien qui a le mérite de présenter la vidéo avec des sous-titres en anglais.
Les paroles (en arabe, puis en arabe traduites en anglais) se trouvent ici.
La vidéo commence avec deux monstres (âgés) de la chanson arabe, Wadee al-Safi et Mohamed El Ezabi, puis quelques extraits du Rêve arabe. Les choses sérieuses commencent aux alentours de la septième minute.
Prenez le temps de regarder : le montage de ces images, y compris par ses choix, ses angles de vue, ses ellipses, dit beaucoup de choses sur ce qu’il y a dans les consciences (et les inconscients) du monde arabe.