Nul doute que, durant ces deux siècles, l’épicentre du monde intellectuel se situait en France et que ces personnalités hors du commun, mariées ou célibataires, jouèrent un rôle non négligeable dans l’échange et la diffusion des idées. L’angle sous lequel l’auteure aborde les salons reste conforme à cette image ; il demeure toutefois assez original dans la mesure où elle avance que les femmes qui les animaient y voyaient un moyen de revendiquer l’accès au savoir.
Dans la France de l’époque, patriarcale et imprégnée de christianisme, la femme demeurait sa vie durant sous tutelle, d’abord de son père, puis de son mari. Son éducation, même si elle était issue d’une famille patricienne, se réduisait au strict nécessaire - en d’autres termes assurer une descendance, être une bonne épouse et savoir tenir une maison. Au-delà de ces fonctions domestiques, la société jugeait tout autre savoir superfétatoire, voire dangereux. Il le restera longtemps, si l’on en juge par le nombre d’imbécilités publiées par les conservateurs du XIXe siècle au sujet des romans (Madame Bovary, notamment) supposés inciter les lectrices à la « débauche » et - ce qui restait tu, mais transparaissait à l’évidence - à une réflexion intellectuelle, antichambre d’une accession au pouvoir.
Dans un chapitre consacré à la généalogie des salons, Anne-Marie Lugan Dardigna distingue un XVIIe siècle marqué par des Précieuses soucieuses de « l’épuration des corps » (en d’autres termes un renoncement à la sexualité) et un siècle suivant plus libertin, plus ouvert à l’autonomisation sexuelle, s’achevant par une Révolution puritaine qui, sur la place réservée aux femmes, s’apparentera à une régression.
A la lecture de ce livre, il paraît toutefois évident que l’attrait pour les idées, pour cet art de la conversation qui valorisait le mot d’esprit, fut-il cruel, l’emportait largement sur les plaisirs du corps, libertins ou non. Et, si l’on excepte Emilie du Châtelet, dont les travaux scientifiques n’avaient rien à envier à ceux de ses contemporains masculins, il semble aussi que les animatrices de ces cénacles ne s’écartaient guère de ce rôle, qu’elles remplissaient d’ailleurs avec brio, sans prétendre à une autre influence que discrètement politique.
Autre paradoxe que soulève cet essai, on notera qu’en dépit de leur volonté d’émancipation, ces hôtesses appartenant à l’élite entretenaient, volens nolens, le discours conservateur - s’agissant du statut des femmes - des intellectuels qu’elles recevaient. Beaucoup, même, y adhéraient. La philosophie des Lumières n'était pas toujours très éclairée... Parmi ces penseurs, l’auteure réserve un traitement sévère (mais ô combien juste !) à Jean-Jacques Rousseau, objet encore aujourd’hui d’une sorte de culte difficilement compréhensible alors que l’essentiel de sa doctrine vis-à-vis des femmes oscillait entre « la pure niaiserie » et « la pire arrogance masculine. »
Sur le plan des idées féministes, on se demandera donc jusqu’à quel point ces salons favorisèrent une avancée, même réduite dans le temps à une « parenthèse enchantée ». Il est vrai que ces espaces de rencontre n’étaient pas exclusivement des lieux éthérés où se diffusaient réflexions et concepts ; leur dimension purement dilettante, mondaine, d’où les complots, les intrigues, les arrivismes n’étaient pas plus absents qu’à la Cour, aurait mérité d’être traitée plus en détail car elle reste fondamentale, comme l’avait démontré Antoine Lilti dans son essai de référence, Le Monde des salons - Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, lequel manque curieusement à la bibliographie.