Nous avons entrepris sur Twitter un feuilleton d'agacement de notre lecture d'E. Morozov, Pour tout résoudre, cliquez ici (FYP Éditions, 2014). Des lectures assez critiques de cet ouvrage ou de son ouvrage précédent existent déjà en français sur Internet (Cory Doctorow, traduit du Guardian, 25 janv. 2011, sur le site Framasoft, merci à @AdrienneCharmet du signalement ; voir aussi Sébastien Broca sur La Vie des Idées, 16 mai 2014, qui parle de « généralisation excessive » chez Morozov ; merci à @hey_ghis du signalement).
Nous continuons la lecture de cet ouvrage de Morozov, nous en marquerons certains éléments positifs, mais souhaitons dès à présent étayer par des exemples notre avis globalement négatif – livre creux et long – discours facile). Prenons le sort fait à Wikipédia, p. 40-41, images à l'appui.
« Wikipédia, le modèle favori des solutionnistes pour reconstruire le monde » : les solutionnistes, ce terme désigne pêle-mêle les transhumanistes, les GAFA (Google-Apple-Facebook-Amazon), les « geeks » (cités en permanence : qui sont-ils?), les contributeurs de Wikipédia.
« Des livres aux titres comme Wikinomics ou WikiGovernement » : ce sont des livres américains que Morozov mentionne – sans donner leur auteur, sans référence. Surtout, le lecteur français (et sans doute le lecteur américain non spécialiste), ne connaît pas ces ouvrages : Morozov fait appel à leur titre comme un argument – sans que le lecteur puisse juger du contenu de ces ouvrages.
De même (image suivante), est cité un « expert en technologie », Kevin Kelly, que je ne connais pas : beaucoup de namedropping chez Morozov qui donne l'impression de régler des comptes – ce que je fais ici, je l'avoue, mais en réaction ; Morozov implique souvent son lecteur non dans un débat d'idées, mais dans une querelle de personnes, des « experts » qu'il critique et que son lecteur ne connaît pas.
Passons sur les affreuses fautes d'orthographe – dues à la traductrice ou au (manque de) relecteur FYP Éditions. Je maintiens néanmoins que le style de la traduction est lourd et n'améliore pas la lisibilité de l'ouvrage.
ex. « Wikipedia se révèle être une bureaucratie gigantesque, et non le contraire » (?) traduit la phrase « Wikipedia, as it turns out, has a huge – and not small – bureaucracy », plus compréhensible en anglais !
2. Le cas du modèle WP:COSMAC. Intéressant. Comme les auteurs qui sortent des maths en plein ouvrage et veulent en imposer ainsi. D'abord, où Morozov est-il allé chercher cela ? On trouve exactement le même exemple dans un article de The Economist, supplément trimestriel Technologie, mars 2008. D'ailleurs, plusieurs éléments de cet article reviennent sous la plume de Morozov. Ne jamais citer ses sources, surtout quand elles sont journalistiques ! À moins que Morozov ne soit lui-même l'auteur de cet article de 2008, qui n'est pas signé...
Mais sur le fond, voici la page de consignes WP:COSMAC incriminée. Au contraire de ce que dit Morozov (bureaucratie, couper les cheveux en 4), cette page essaie de définir soigneusement ce qui doit être appelée Macédoine. Sujet politique difficile, puisque la république de Macédoine (cap. Skopje), issue de l'ex-Yougoslavie, peut prêter à confusion avec une province de Grèce, la Macédoine. Wikipédia définit, pour ses contributeurs, quelques règles les plus raisonnables possibles pour le choix de l'appellation – critiquer cela comme de la « bureaucratie » est un discours facile, paresseux.
(plus loin) « conduit droit au désastre » : rien que ça ? Une phrase lourde, mais sans explication, sans justification.
3. « La tâche d'une analyse technologique solide n'obéissant pas au webcentrisme est de rendre visible ce qui semble invisible ». C'est par cette phrase que Morozov se définit lui-même (« un solide analyste technologique »), par et en opposition au prétendu expert Kevin Kelly ; mais il donne l'impression d'être un « épiphanier », celui qui nous livre les vérités cachées, cachées par un complot des « solutionnistes » – comme s'il était lui le détenteur de la vérité vraie.
« On estime que depuis 2006, les discussions portant sur la politique éditoriale et de gestion de Wikipédia (sa bureaucratie en somme) représentaient [sic] au moins un quart de l'ensemble du site ». Faux. Dépend de quoi on parle. Bachelet & Moatti (Annales des Mines, 2012) estiment que c'est même l'inverse ! (« sur la Wikipédia francophone, les pages encyclopédiques représentent 1,23 millions de pages sur 5 millions ») Et quand bien même ? Que des contributeurs discutent entre eux (en pages de discussion), ou fixent des règles d'appellation (comme WP:COSMAC), ce afin d'avoir les meilleures pages encyclopédiques possibles, qui cela gêne-t-il ?
4. « Wikipédia fonctionne en théorie pas en pratique ». Phrase banale (on peut dire cela de plein de choses). La phrase originale (édition anglaise) est heureusement la bonne : « Wikipedia fonctionne en pratique, pas en théorie » (la traductrice a-t-elle été trop zélée, ou étourdie, ou mauvaise ?). La phrase correcte est en effet amusante – ce n'est d'ailleurs pas Morozov qui l'a inventée (la citant dans un article récent, j'ai cherché une première occurrence, sans succès). C'est à présent presque un aphorisme.
Faisant cet exercice (à suivre), je m'aperçois qu'il est difficile de critiquer page à page un ouvrage. Mais je pense que c'est néanmoins utile : ces deux pages sur Wikipédia traduisent bien l'ensemble de l'ouvrage, ses approximations, ses manies (combat contre des « experts du numérique ») – que nous apporte vraiment Morozov ?
Oui, je pense qu'il faut être vigilant sur une certaine omnipotence des GAFA. Oui, je pense qu'il faut être vigilant face au transhumanisme et à certaines formes d'utopie numérique. Mais ce ne sont pas la rhétorique facile ni les arguments de Morozov qui m'aident à réfléchir à cela.