Maître anonyme, Regensburg, Bavière, XVe siècle,
Alexandre le Grand sous l'eau, c.1400-1410
Enluminure sur parchemin, 33,5 x 23,5 cm (feuillet),
Ms. 33, fol. 220 v, Los Angeles, J. Paul Getty Museum
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Si elle n'est guère connue, en France, que de ceux qui s'intéressent à la musique ou à la poésie médiévales, la figure d'Oswald von Wolkenstein jouit, aujourd'hui encore, d'un tout autre prestige dans les contrées germanophones. Il faut dire que le caractère romanesque, picaresque même, du personnage, qui transparaît au travers des quelque 130 chansons qu'il a pris grand soin de nous transmettre, a de quoi exciter des imaginations dont il était lui-même très loin d'être avare. L'Ensemble Leones, dont je suis le travail depuis déjà quelques années sous ses différents avatars, se devait d'aborder l'univers de ce compositeur si singulier ; c'est chose faite dans un disque judicieusement intitulé Le Cosmopolite.
Oswald von Wolkenstein est sans doute, avec Guillaume de Machaut, le poète-musicien du Moyen Âge sur lequel on possède le plus d'éléments propres à nous donner une juste idée de l'homme qu'il fut. Notre Tyrolien du sud présente d'ailleurs un certain nombre de points communs avec le Champenois mort, par une curieuse coïncidence, vers la même année où il vit le jour en 1376 ou 1377, sans doute au château de Schöneck. Comme lui, il veilla à la préservation de ses œuvres qui furent probablement copiées sous sa direction, comme lui, il tira de sa propre vie – réelle ou rêvée – une part non négligeable de ses chants — au « Je, Guillaume » fait écho un tout aussi affirmatif « Ich Wolkenstein. » Fait rarissime pour l'époque, on peut même se faire une idée de son apparence, puisque l'on en possède des portraits, le plus célèbre étant celui placé en tête d'un des manuscrits (le B, conservé à la Bibliothèque d'Innsbruck, l'autre, dit A et antérieur de quelques années, se trouvant à la Bibliothèque Nationale d'Autriche à Vienne), qui nous le représente comme un homme sûr de sa valeur, dont l'œil fermé (il n'était pas borgne, l'étude de son crâne a prouvé qu'il souffrait d'un ptosis) et les traits marqués témoignent de la rudesse du parcours et sans doute, en partie, du caractère. Cependant, il en va de notre chevalier comme d'Albrecht Dürer : plus les témoignages s'accumulent, plus l'essentiel de l'homme semble nous échapper. Quitta-t-il vraiment sa famille, comme il l'écrit dans sa chanson autobiographique Es fügt sich, à l'âge de dix ans « avec trois sous dans [sa] bourse et un petit morceau de pain » pour tout viatique pour vaguer par les chemins et les mers ? S'il faut l'en croire, ses pérégrinations l'auraient mené, outre dans une large partie de l'Europe, jusqu'en Turquie et en Crète, le conduisant à apprendre dix langues, à exercer presque autant de métiers – marchand, palefrenier, cuisinier, entre autres –, à se frotter à de nombreuses cultures et à quelques grands, tout en apprenant à jouer des instruments. Aucune trace de sa présence au Tyrol n'est documentée avant 1400, après la mort de son père. Il s'y fixa alors, si tant est qu'on puisse parler de stabilité chez un homme que les mœurs de son temps mais aussi, probablement, sa nature vouaient à ne jamais se poser longtemps au même endroit. Dès l'année suivante, en effet, il prit part à la campagne d'Italie du roi Ruprecht von der Pfalz, quelques années plus tard, il était en Palestine, puis à Venise, puis au Concile de Constance (1414-1418) où il effectua des missions diplomatiques pour le compte du roi Sigismond, autant d'incessants voyages qui finirent par mettre à mal sa situation financière et induisirent, par ricochet, des tensions familiales autour de sombres affaires d'héritage. Oswald finit par se marier en 1417 à Margareta von Schwangau qui apparaîtra dans nombre de ses chansons et lui donnera sept enfants ; il semble bien qu'une véritable complicité unissait les époux et elle dut se révéler précieuse lorsque, par deux fois, le poète alla tâter de la geôle pour des problèmes liés à la possession du château de Hauenstein. Ce n'est qu'à partir du milieu des années 1430 que le cours tumultueux de l'existence du chevalier s'apaisa, ce qui lui permit de se concentrer sur la transmission de ses œuvres dont il avait commencé à se préoccuper dès 1425. C'est en seigneur local apaisé qu'il mourut à Merano au début d'août 1445.
Les chansons d'Oswald von Wolkenstein sont passionnantes à plus d'un titre, car elles s'inscrivent dans une tradition clairement identifiée, celle des Minnesänger, qu'elles transcendent par la force de leur invention mais aussi par les éléments extrinsèques qu'elles y introduisent et qui attestent de la réceptivité du compositeur aux différents courants de la musique européenne avec lesquels il entra en contact direct lors de ses nombreux voyages mais aussi à l'occasion des conciles de Constance et de Bâle, auxquels il participa. Cette perméabilité est particulièrement flagrante dans les pièces polyphoniques qui empruntent à des modèles italiens (Questa fanciulla de Francesco Landini) et surtout français, comme le célèbre Par maintes foys de Jean Vaillant et ses onomatopées ornithologiques, pour ne citer que deux exemples. Plus globalement, ce qui rend ces chansons fascinantes est le mélange qu'elles proposent entre élaboration savante et spontanéité, ce qui les rend extrêmement vivantes en donnant la sensation que cette musique en réalité très pensée s'élabore presque sous nos yeux — le caractère rhapsodique de Durch aubenteuer tal und perg, vaste récit des malheurs de son auteur et de son séjour en prison, est à ce titre frappant, d'autant que l'interprétation proposée est magistrale. Outre ses textes autobiographiques, Oswald s'autorise à aborder de nombreux sujets avec une totale liberté de ton, qu'il s'agisse de politique ou de sexualité, et s'il décrit avec un indiscutable sens du pittoresque l'univers de tavernes, on le découvre également d'une grande délicatesse dans l'évocation du sentiment amoureux (Nu rue mit sorgen et la magnifique chanson d'aube Es seusst dort her von orient, là encore dans une lecture très aboutie) et d'une piété fervente lorsqu'il évoque la Vierge dans Wer ist, die da durchleuchtet. Soulignons, pour finir, que la volonté d'universalisme que l'on sent en filigrane de la production oswaldienne, mûrie de chemins en galères, d'affrontements guerriers en rassemblements œcuméniques, et qui brasse sans complexes de nombreux genres mais aussi un nombre incroyable de langues – cinq dans Bog de primi, was dustu da, sept dans Do fraig amors –, peut être regardée non pas comme l’éveil à, car ce processus était déjà en cours dans les territoires septentrionaux, mais comme la prise de conscience d'une véritable dimension qu'avec un regard rétrospectif nous pouvons qualifier de renaissante.
L'Ensemble Leones n'est évidemment pas le premier à se pencher sur l'œuvre d'Oswald von Wolkenstein qui a suscité l'intérêt d'interprètes très différents, du pionnier Thomas Binkley (EMI, 1970) au très inattendu Andreas Scholl qui a signé en se penchant sur ces chansons son disque le plus ambitieux (Harmonia Mundi, 2010), en passant par l'Ensemble für Frühe Musik Augsburg (Christophorus, 1988), Philipp Pickett (L'Oiseau-Lyre, 1994) et, bien sûr, Sequentia (DHM, 1993) pour ne citer que les réalisations les plus marquantes. L'évolution dans la restitution de ces musiques a nettement évolué, les interprètes d'aujourd'hui ayant, avec raison, pris leurs distances avec l'esthétique du rauque qui a longtemps été de mise car supposément plus conforme à l'image de rude chevalier qu'on se faisait de leur auteur. Si cette rugosité n'est pas absente, il faut garder présent à l'esprit que la période d'activité d'Oswald correspond à l'apogée du weicher Stil, cet art pictural plein d'élégance et de suavité, mais aussi à l'observation minutieuse de la nature que symbolise un Konrad Witz. Une des grandes réussites de la proposition de l'Ensemble Leones est d'avoir parfaitement intégré cette diversité de paramètres et d'en proposer une synthèse de bout en bout convaincante. Les musiciens ont choisi d'offrir de la manière oswaldienne une image aussi diverse que possible, en variant les effectifs et en ponctuant un programme aux ambitions tant artistiques que musicologiques certaines, conçu avec une indéniable pertinence, de pauses instrumentales qui permettent de bien mettre en valeur les différentes couleurs d'un riche instrumentarium. L'équipe réunie autour de Marc Lewon n'appelle que des éloges. Les chanteurs sont excellents, non seulement du point de vue technique, mais aussi et surtout expressif ; l'appropriation des textes, aidée par un travail en profondeur sur la langue, la prononciation et la métrique, est évidente, l'investissement pour en rendre les moindres nuances et la poésie ne l'est pas moins. On pourrait reprendre exactement les mêmes termes pour qualifier la prestation des instrumentistes, dont la netteté de trait et d'intonation mais aussi la virtuosité et le pouvoir d'évocation sont assez enthousiasmants. À l'image de l'itinéraire du compositeur qu'elle documente, cette anthologie est un voyage, sans temps mort, sans ennui, car la parfaite caractérisation de chaque pièce en fait un paysage nouveau et plein de surprises que l'on se plaît à contempler. Ajoutez à tout ceci une intelligence, un engagement et une émotion de tous les instants – si vous pensez que ni la musique médiévale, ni la langue allemande ne peuvent être touchantes et palpitantes, cette anthologie risque fort de vous conduire à réviser votre position – et vous obtiendrez tout simplement le disque Oswald von Wolkenstein à acquérir en priorité et un des plus beaux enregistrements de musique médiévale de l'année. On espère vivement que l'Ensemble Leones et son éditeur auront la bonne idée de lui donner une suite, d'autres chansons méritent de bénéficier à leur tour d'une approche d'une aussi haute qualité.
Oswald von Wolkenstein (c.1376/77-1445), The Cosmopolitan : chansons
Ensemble Leones
Els Janssens-Vanmunster, voix
Miriam Andersén, voix, harpe, corne, hochet
Tobie Miller, voix, vièle à roue
Baptiste Romain, vièle à archet, cornemuse
Liane Ehlich, flûte traversière
Marc Lewon, voix, luth, cistre, vièle à archet & direction
1 CD [durée totale : 79'45"] Christophorus CHR 77379. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Do fraig amors (Kl 69)
2. Wer ist, die da durchleuchtet (Kl 13)
3. Mit gúnstichem herzen (Kl 71)
Illustrations complémentaires :
Maître anonyme, École de Pisanello ? (c.1395-c.1455), Oswald von Wolkenstein, c.1432. Miniature sur parchemin, Innsbruck, Universitäts- und Landesbibliothek Tirol
Konrad Witz (Rottweil, c.1400?-Bâle, c.1445), Salomon et la reine de Saba (fragment du Retable du miroir du salut pour l'Église Saint-Léonard de Bâle), c.1435. Technique mixte sur bois, 85 x 79 cm, Berlin, Staatliche Museen (image en bonne définition en cliquant dessus)
La photographie de l'Ensemble Leones est de Björn Trotzki.