d'après L’ASSASSIN de Maupassant
Un jeune avocat
Défendait un coupable. Il plaida :
« Messieurs les jurés,
Certes, ils sont indéniables, les faits.
Mais mon client est un bon garçon.
Il a assassiné son patron
Dans un mouvement de colère.
Voulez-vous, s’il vous plait,
Me permettre de faire
L’analyse de ce crime sans rien atténuer,
Sans rien excuser,
Ensuite, vous délibérerez et vous le jugerez.
Les parents de Jean-Marie Mathis
Sont des personnes très honorables.
Ils ont fait de leur fils
Un homme respectable.
Là est son crime : le respect !
C’est un sentiment, messieurs les jurés,
Que nous ne connaissons plus
Et dont la puissance a disparu.
Il faut entrer
Dans des familles arriérées
Pour trouver cette tradition,
Cette véritable religion.
Seul un honnête homme est respectueux.
Celui qui a le sens
Du respect a les yeux fermés.
Nous tous, présents dans ce Palais,
Dans cet égout de la société, nous avons les yeux
Fixés sur toutes les infamies
Qui viennent échouer ici.
Nous sommes les défenseurs.
De toutes les gredineries,
Celles des princes comme celles des rôdeurs,
Nous, qui mesurons notre sympathie
À la grandeur du forfait,
Nous ne pouvons plus être respectueux.
Nous voyons trop la corruption attestée,
Qui va des chefs de gouvernement
Aux derniers des gueux.
Nous savons trop comment
Tout se passe. Comment
Tout se donne, comment tout se vend :
Places, fonctions, honneurs,…tout naturellement,
En échange d’un peu d’argent,
De titres de société,
Ou d’un simple baiser.
Or la religion du respect peut devenir
Rapidement celle du martyr.
Maintenant, voici
Quelle fut la vie de Jean-Marie.
Il fut élevé
Comme on élevait
Autrefois les enfants :
En faisant
Deux parts des actes humains :
Ce qui est mal et ce qui est bien.
Jean-Marie a grandi, religieux et confiant.
À vingt-deux ans,
Il épousait sa cousine, élevée comme lui,
Simple comme lui, pure comme lui
Quelque temps avant son mariage,
Il est entré comme caissier
Chez M. Langlais
Récemment assassiné par lui.
Nous savons par les nombreux témoignages
De Mme Langlais, de son frère M. Perthuis,
L’associé de son mari,
Et de tous les salariés de la société
Que Jean-Marie
Était un employé parfait,
Un modèle de probité,
De déférence et de régularité.
Il était traité avec considération.
Sa femme, atteinte d’un cancer aux poumons,
Meurt subitement.
Il en ressent
Une profonde douleur,
Une douleur
Froide et calme du cœur.
C’est seulement à la pâleur
De son teint et à l’altération de ses traits
Qu’on vit jusqu’à quel point il était blessé.
Cet homme habitué
À avoir une femme à son côté,
À connaître cette caresse tantôt sensuelle
Tantôt maternelle.
Conserva au fond de son cœur
Et au fond de sa chair
Le besoin irrésistible du cœur
Et de la chair.
La solitude lui pesait.
Alors, il devint l’habitué d’un café
Où trônait au comptoir une jeune caissière,
Une petite blonde charmante,
Gracieuse et prévenante.
Bientôt, ils causèrent.
Puis ils prirent l’habitude de passer
Ensemble leurs soirées.
Et Jean-Marie s’est attaché.
La petite, qui était rusée,
Chercha une façon
De le gruger.
La meilleure était de l’épouser.
Elle y parvint rapidement.
Et au bout d’un an,
Cette gueuse séduisit le fils du patron
De son mari,
Un jeune homme de dix-neuf ans.
M. Langlais-père alerta Jean-Marie
Immédiatement.
Son crime, je vais vous en faire le récit.
Je le tiens des lèvres de M. Langlais.
Voici ce qu’il m’a appris
Peu avant son décès :
’’ En guise de ‘remerciement’, mon fils
Venait de donner à la femme de Mathis
La somme de dix mille francs.
J’ai dit à Jean-Marie :
’’ Je me vois obligé
De procéder
À votre licenciement.’’
Il m’en demanda les raisons.
Mais je ne pouvais pas, bien entendu,
Lui donner les explications
Qu’il voulait
À moins de lui révéler
La trahison de sa femme. Il a donc cru
Que je l’accusais
D’un vol ou d’un grave méfait.
Il haussa le ton
Avec un tel degré d’exaspération
Que j’ai craint des voies de fait.
Je lui ai donc avoué la vérité.
Alors, il prit sur mon bureau le coupe-papier,
A levé le bras et m’a poignardé.’’
Messieurs les jurés, voici
De ce meurtre le complet récit.
Que dire de plus ? Mathis a respecté
Sa seconde femme avec aveuglement
Comme il avait respecté
La première, naturellement
Avec sincérité, amour et raison. »
Après une courte délibération,
Un non-lieu fut prononcé
Le prévenu fut acquitté.