Pas pleurer

Publié le 21 novembre 2014 par Lecteur34000

« Pas pleurer »

SALVAYRE Lydie

(Seuil)

Le Lecteur entretient d’ordinaire une relation assez complexe avec les textes de Lydie Salvayre, avec tout plein d’oscillations qui l’entraînent du refus le plus véhément à une acceptation parfois raisonnée. Avec « Pas pleurer », il fut cette fois subjugué. Oh certes, il n’est question dans ce roman-là que de la Guerre d’Espagne, cette Guerre qui occupa une part essentielle dans ce qui fut l’émergence de sa pensée morale et politique de jeune Lecteur (et donc de citoyen). Mais Lydie Salvayre ne fait pas œuvre d’historienne, ce qui n’est de toute évidence pas sa vocation. Elle se livre au contraire à un exercice périlleux : aider sa vieille mère à exhumer de sa mémoire les souvenirs de celle qui vécut les années de cette Guerre-là. Une mémoire confuse, une mémoire sélective, pour quelqu’un qui sortait à peine de l’adolescence lorsque Franco s’attaqua à la si fragile république espagnole, et qui était devenue une femme presque accomplie lorsque débuta la Retirada, le long et si douloureux exil des Républicains en la si peu hospitalière terre de France. Afin de combler les vides et les insuffisances de cette mémoire, Lydie Salvayre convie un écrivain français et catholique, Bernanos, installé au début de cette guerre sur l’île de Majorque, où il fut le témoin des premières et effroyables exactions perpétrées par les « nationalistes » avec la bénédiction de l’Eglise (« Pendant des mois, écrit Bernanos, « des équipes de tueurs, transportés de village en village par des camions réquisitionnés à cet effet, abattent froidement des milliers d’individus jugés suspects ». Et le très enfoiré archevêque de Palma, qui en est informé comme tout le monde, ne s’en montre pas moins, chaque fois qu’il le peut, et comme si de rien n’était, « aux côtés des exécuteurs dont quelques-uns ont notoirement sur les mains la brève agonie d’une centaine d’hommes ».)

Plutôt que Malraux ou Hemingway, Lydie Salvayre choisit donc la compagnie de l’auteur de « Les Grands Cimetières sous la lune » pour conférer à la description de l’indicible un peu plus d’authenticité, tout autant que pour clamer le dégoût que lui inspirent les prélats d’une église catholique alliés du Caudillo. Montse, sa mère, choisit le camp des Républicains, du côté des Anarchistes dont son frère aîné, Josep, est devenu pour leur communauté villageoise celui dont la parole exalte la geste révolutionnaire. La guerre déclenchée, le frère et la sœur gagnent Barcelone, une cité en pleine effervescence. Si Josep, vite déçu par ce qu’il entend, regagne très vite le village familial, Montse, fascinée par tout ce qu’elle découvre, reste dans la capitale de la Catalogne où elle vivra un bref et fulgurant amour avec un jeune français, membre des Brigades Internationales. Puis la guerre se rapproche, toujours plus violente, toujours plus meurtrière. Montse, enceinte, finit par regagner à son tour le village où elle épousera Diego, fils adoptif de l’homme qui règne en maître absolu sur ce village. Là où le même Diego fait désormais régner l’ordre communiste face à Josep, l’anarchiste. Soit donc l’introduction dans une petite communauté des affrontements internes au camp des antifascistes.

Ce roman est un cri du cœur, avec tout plein d’amour à l’égard de cette mère qui atteint au terme de son existence et qui, en ses jeunes années avait eu le cran de choisir le camp du Bien. Il s’accompagne d’une dénonciation vibrante d’indignation non seulement à l’encontre des fascistes et de l’Eglise, mais aussi de ceux qui dans le camp Républicain, entreprirent de faire régner l’ordre stalinien. Ce roman constitue une belle, une fulgurante réhabilitation, à travers les personnages de Montse et de Josep, de celles et ceux dont la mémoire reste, aujourd’hui encore, près de quatre vingt ans après cette guerre, tenue dans l’ignorance.

« Je n’avais jamais eu, jusqu’ici, le désir de me rouler (littéralement) dans les ressouvenirs maternels de la guerre civile ni dans les ouvrages qui lui étaient consacrés. Mais j’ai le sentiment que l’heure est venue pour moi de tirer de l’ombre ces événements d’Espagne que j’avais relégués dans un coin de ma tête pour mieux me dérober sans doute aux questionnements qu’ils risquaient de lever. L’heure est venue pour moi de les regarder. Simplement de les regarder. Jamais, depuis que j’écris, je n’avais ressenti une telle intimation. Regarder cette parenthèse libertaire qui fut pour ma mère un pur enchantement, cette parenthèse libertaire qui n’eut je crois d’autres équivalents en Europe, et que je suis d’autant plus heureuse de réanimer qu’elle fut longtemps méconnue, plus que méconnue, occultée, occultée par les communistes espagnols, occultée par les intellectuels français qui étaient presque tous à cette époque proches du PC, occultée par le Président Azana, qui espérait en la niant trouver un appui dans les démocraties occidentales, et occultée par Franco qui réduisit la guerre civile à un affrontement entre l’Espagne catholique et le communisme athée. Et regarder dans le même temps cette saloperie qui se manifesta du côté des nationaux franquistes et que Bernanos implacablement observa, cette saloperie des hommes lorsque le fanatisme les tient et les enrage jusqu’à les amener aux pires abjections. »