Image et rejet (de la catastrophe)
A propos des Equinoxiales d’Armelle Leclercq
À quoi sert cela –
À un jeu. (Mallarmé, « La Musique et les lettres »)
Les choses, en réalité, ne représentent guère les idées, et l'esprit ne gagnera rien à des tableaux, parisiens ou d'ailleurs : le sens est étranger au monde, il n’est d’épiphanie que dans le délire ou la mauvaise foi – une fiction. Ce n'est peut-être donc pas tant qu'elle était difficile à définir ; c'est que la poésie n'est plus possible à pratiquer.
Ah ! que dire encor ? Que faire ?
Je ne sais plus, – et pourquoi, dans ce temps d’ombre misérable, des poètes ? (Hölderlin, « Le Pain et le vin »)
Le dernier livre d'Armelle Leclercq m'intéresse deux fois : d'abord parce qu'« il se passe » au Japon (mais peut-on dire qu'un livre de poèmes, non narratif, se passe quelque part ?) ; ensuite parce que la poésie entre les mots de son auteure semble évidente. À Zenon qui prouvait l'impossibilité du mouvement, et les modernes de la poésie, elle répond en marchant, en chantant, le Japon. Les Equinoxiales est un livre composé de quatre sections, dont la première ne fait qu’une page, les deux suivantes sont éponymes, et la dernière, un peu hétérogène (on y reviendra) au niveau du style et du propos, s’appelle « Tchernoshima » et traite de l’accident de mars 2011 et de ses conséquences. Je préfère renvoyer le lecteur au livre, s’il veut trouver des exemples du goût d’Armelle Leclercq pour l’inversion et pour l’incise qui troublent la syntaxe, pour l’entomologie ou l’argot bon enfant – binette, zizique, etc. (mais voici malgré tout quelques vers pour s’en faire une idée :
S’aboule, tardif, un moustique :
Visible dans le contre-jour
Sa propulsion d’hélicoptère. (p. 55)
car je voudrais me concentrer sur le rapport triple que ce livre entretient avec le Japon, et sur l’influence de ce rapport sur ce qu’il peut en être aujourd’hui des images et du rythme en poésie. Il y est présent d’abord comme un pays (avec une culture, mais aussi une nature, proche ou lointaine) qui fournit à l’auteure des objets – portraits, paysages, situations. Ensuite comme une langue – les mots japonais s’invitant souvent, en italique, au milieu des vers, tandis que la syntaxe japonaise vient pousser les verbes au bout de la phrase française ; enfin comme une poétique. Chacune de ces trois dimensions – l’étonnement des situations exotiques, l’incongruité des termes ou des structures, l’esthétique du haïku – contribue à faire de ces textes des condensés de poésie amusée, questionnante, malicieuse :
La voie lactée ?
Balancé dans l’espace
Un nunchaku. (p. 64)
On voit à ce seul exemple le déplacement que ces trois aspects imposent à la problématique de l’image poétique. Car l’humour des Equinoxiales n’est ni celui, noir, ironique, des amis de Breton, ni celui, malin, virtuose, de l’objeu-objoie : c’est celui d’une candeur, d’une fraîcheur et d’un étonnement. L’image a ici un rôle très simple, éloigné des lourdeurs métaphysiques des théories de la correspondance, de l’alchimie du verbe ou des associations inconscientes : elle mesure. Un objet du réel étant donné, l’auteure le décrit à l’aide d’un autre objet, plus connu et parfois moins connu que lui. En résulte dans le même mouvement un gain cognitif (A est comme B) et un étonnement (A n’est comme B que jusqu’à un certain point)
Le nombre cent en kanji
On dirait, téléphérique, une cabine.
Vivement qu’il nous transporte,
Véloce, là où taiseuses
Les lanternes en pierre
Leurs colifichets de neige affichent. (p. 75)
Voilà en effet le caractère en question : 百. Il est bien évident qu’une telle image n’a de sens que dans une situation d’exotisme : on reconnaît l’expatriée apprenant ses premiers kanji. Beaucoup fonctionnent de la même manière, dans Les Equinoxiales. L’image ne sert pas à y comparer l’esprit et la matière, ni ne rend homogènes les scènes de la vie à celles de la littérature (ainsi le cygne de Baudelaire renvoyait à l’exil autant que le drame d’Andromaque) : la poésie n’est plus un chant d’épiphanie. Le doit-on à l’objet exotique, ou à l’esthétique du haïku (qui invite à voir le quotidien toujours comme exotique) ? Les deux, sans doute. L’image est mesure amusée de ce qui est, minuscule prise sur l’inconnu qui vient, état du décalage.
Quant au rythme ou à la prosodie, dans son rapport à la syntaxe, elle semble marquée dans Les Équinoxiales par un double principe : d’une part le qualificatif est presque toujours donné avant ce qu’il qualifie ; d’autre part chaque vers se donne comme une unité sémantique indépendante, mais complémentaire, de ceux qui l’entourent et avec l’aide desquels se fabrique la phrase qui court de l’un à l’autre.
La table japonaise
Avec pliables ses pieds rouges
Et son plateau en laque noire :
S’y envolent les grues (p. 7)
L’anacoluthe (le sujet passe de « la table » à « les grues ») et la reprise du premier sujet sous forme du complément de lieu « y » (plutôt que d’avoir écrit : « les grues s’envolent sur la table ») marquent bien la relative indépendance de chacun des vers qui ne s’articulent que par des fonctions tapies dans les blancs : le rejet a ici un rôle grammatical, ou plutôt syntaxique. Cette manière d’aligner des vers à la fois indépendants et interdépendants, conforme à la poétique du haïku, produit lui aussi un effet de précipitation qui fait passer les choses et les significations les unes dans les autres – effet parfois souligné par la pure et simple absence de verbes entre des groupes nominaux juxtaposés (ainsi « Lune printanière, / Ces deux radeaux – nos futons – / Sur la mer des tatamis. (p. 76)).
Lorsque le qualificatif se montre avant ce qu’il qualifie (« pliables ses pieds ») et que la dialectique des vers présente l’objet sous forme d’une succession de vagues de choses mystérieusement articulées, ce double principe contribue lui aussi à une esthétique de la surprise, du retournement de situation, de la chute savoureuse. Une manière tout en légèreté qui s’oppose, comme sur l’image, à l’induction parfois laborieuse des fables à morale de la poésie symboliste.
Du moins est-ce le cas dans les deux sections éponymes qui font le gros du recueil ; car la troisième section, « Tchernoshima », semble faire intrusion, à l’improviste et impromptue, dans cette poésie qu’elle dérange comme la catastrophe le réel. Le vers s’y allonge dans de la prose, les voix d’autres – commentateurs, médecins, présentateurs télé – colonisent la phrase, une ironie désespérée remplace l’humour pétillant des premières pages. On assiste alors à une sorte de combat entre la catastrophe nucléaire, qui semble refuser sa poésie, et Armelle Leclercq, qui ne se résout ni au cynisme, ni à la gravité. Tout se passe alors comme si, peu à peu, d’un texte à l’autre, le poème reprenait ses droits sur le réel et se donnait des mots capables de le « synthétiser » (comme on synthétise la lumière) – jusqu’à ce que les dernières pages de la section retrouvent la forme des Equinoxiales pour décrire l’accident, parvenant à faire tenir ensemble, dans quelques mots jetés à la ligne, l’humour et le désespoir :
L’eau
Noyant les pompes, on ne peut plus faire venir
L’eau. (p. 106)
Le contact avec la catastrophe pousse ainsi l’écriture d’Armelle Leclercq à passer du mode mineur (celui de la description amusée d’un réel exotique) à une puissance élégiaque qui a toujours été, sans doute, la poésie en mode majeur. Elle ne le fait pas avec les armes du XIXe siècle. Le symbolisme, face au réel absurde, ne pouvait être qu’une erreur, une posture ou un enfantillage ; sa critique par le XXe siècle était nécessaire. Mais au contact d’un réel s’il est présence de l’innommable, s’il s’offre dans les lambeaux désarticulés d’une expérience incompréhensible et angoissante, la poésie, art verbal du rejet (problématisant le rapport du tout de la phrase à ses parties de vers) et de la mesure (par les images), ici revigorée par le Japon, peut de nouveau faire sa preuve.
[Pierre Vinclair]
Armelle Leclercq, Equinoxiales, Le Corridor bleu, 2014, 12€.