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Aujourd'hui sort, dans la Bibliothèque de la Pléiade, un volume – le six centième de la collection – de textes de Michel Leiris, L'Âge d'homme, précédé de L'Afrique fantôme. Je m'attacherai ici au deuxième titre, le premier donc dans l'ouvrage.
On a coutume de considérer L’Afrique fantôme tantôt comme un classique de la littérature
ethnographique, tantôt comme un classique du journal intime. Commençons donc
par préciser que cet épais volume est un journal intime tenu dans le cadre
d’une expédition ethnographique, ce qui lui donne, par la force des choses, une
ouverture sur l’extérieur. Michel Leiris lui-même balancera entre deux points
de vue sur son texte : au moment où il l’écrit, il lui arrive souvent de
trouver excessive la place prise par ses sentiments ; plus tard, dans une
note rédigée en 1950, le recul lui fait trouver moins considérable « le peu d’introspection qu’il contient ». Ce livre est
alors, à ses yeux, « essentiellement éphémérides ou notes
d’agenda ». Il en donnera la définition la plus exacte dans son
préambule de 1981, ayant enfin pris le temps de savoir ce qu’il a donné là :
des « carnets de route ».
Il s’agit en effet du texte à peine retouché écrit au jour
le jour – à de très rares exceptions près, il se tient à cette discipline
quotidienne – pendant les vingt mois qu’il passe, de mai 1931 à février 1933,
avec la Mission Dakar-Djibouti, la deuxième de Marcel Griaule. Celui-ci est le
véritable ethnologue de l’équipe. Michel Leiris en était le « secrétaire-archiviste » en faisant fonction dans le
même temps d’enquêteur ethnographique. Les raisons personnelles qu’il a de
participer à ce long voyage transparaissent par instants bien que, très vite,
il se demande ce qu’il est venu y faire. Ce n’est peut-être qu’un coup de
cafard bien légitime au début d’une absence dont il ne voit pas la fin. Mais
c’est aussi, à coup sûr, le signe d’une forme d’indécision qui le conduit à ne
pas savoir s’il a ou non bien fait de partir. Toujours est-il qu’il espérait,
en s’ouvrant de nouveaux horizons, vivifier une existence que Paris, dans
l’artifice de ses débats esthétiques (il participait aux conflits entre
différentes branches du surréalisme), sclérosait. Sans avoir trouvé exactement
ce qu’il cherchait, il ne sera malgré tout pas déçu, on le verra. Mais, à
trente ans, il craint la vieillesse, comme si la vie était déjà derrière lui.
En attendant, il a devant lui tout un continent à traverser,
soit de longues périodes d’avancée à un rythme souvent soutenu, interrompues
par des séjours de durée variable en certains endroits privilégiés. Ces deux
mouvements, le premier consistant à abattre des kilomètres, le second à creuser
l’information là où s’arrête l’expédition, donnent le tempo du livre et
expliquent aussi l’inégalité du traitement subi par les différentes phases :
en route, le temps manque pour écrire. Les jours se succèdent alors très vite
au fil des pages, ce qui rend mal compte d’un ennui parfois né lors
d’interminables déplacements.
Il reste, avant de s’engager en sa compagnie sur les pistes
africaines, à mesurer l’exacte part de la sincérité de ce journal. Michel
Leiris la veut totale, et jusque dans le moindre détail, dont il voudrait tout
noter, regrettant parfois le manque de temps nécessaire pour y arriver. Cela,
du moins, pour les meilleurs jours, car il lui arrive de céder au découragement
et de faire bref pour cette seule raison. Mais ces bonnes intentions ne résisteront
pas jusqu’au bout. Fin 1932, dans un accès de rage contre l’inaction et la
littérature, il écrit: « Malédiction à ce journal (qui –
quoi que j’aie fait – aura bien fini par ne plus être tout à fait
sincère). » Le lecteur prendra, grâce aux remords de l’auteur il est
vrai, Michel Leiris en flagrant délit de mensonge par omission. Cette
lecture-là est aussi passionnante que la recherche scientifique dans ce qu’elle
a de meilleur quand elle est menée sur le terrain : « marcher de pièce à
conviction à pièce à conviction, d’énigme à énigme, poursuivre la vérité comme
à la piste… »
Reprenons au début. Après une traversée sans histoires de
Bordeaux à Dakar, l’écrivain fait ses premières observations sur le terrain
africain, le 31 mai. Et, dès le lendemain, aborde le problème délicat, qui
l’occupera d’abondance, des rapports entre colonisés et colonisateurs – la
veille, il n’avait vu, semble-t-il, que des scènes pittoresques ou des
fonctionnaires blancs. Autant le dire de suite, cela ne lui plaît guère : « Comme nous le disait le fonctionnaire des affaires économiques et comme
le disent tant d’autres coloniaux, dans les lieux où le noir est en contact
direct avec la civilisation européenne, il n’en prend que les mauvais côtés. »
Les enfants – pas encore contaminés ? – échappent à ses critiques, parce
qu’ils « donnent une impression de gaîté et de vie que je n’ai rencontrée nulle
part ailleurs. »
Plus à l’intérieur des terres, il est frappé par la panique
qui saisit les habitants dans la plupart des villages traversés : « Il est évident que les gens de ces régions n’attendent rien de bon de
la part des blancs… » Il est vrai que ceux-ci appliquent, pour
imposer leur civilisation, des méthodes qui lui dégoûtent. Dégoûté, il l’était
déjà par un endroit où on avait fusillé un homme. Il l’est encore à la vue de
prisonniers : « Que dire, devant ces prisonniers, que nous
voulons faire entrer de force dans le carcan de notre morale et que nous
commençons et finissons par enchaîner… » La colère monte en lui
au fil des jours et il finit par souhaiter une révolte des colonisés à la tête
desquels il s’imagine volontiers : « Je ne conçois pas d’activité plus grandiose
que de se mettre à leur tête, si, toutefois, ils voulaient l’accepter… »
Pour bien le comprendre, il ne faut pas perdre de vue qu’il appartient
à une mission ethnographique. Sous cet angle, il est toujours décevant de
constater la décomposition d’un pays sous l’influence des missionnaires et des
commerçants. Ce qu’il voudrait, ce que voudraient ses compagnons, c’est
rencontrer des cultures préservées dans leur authenticité.
Encore s’interroge-t-on sur la valeur de cette authenticité
telle qu’elle est, d’une part, saisie par les voyageurs et, d’autre part,
exposée par les indigènes. Les premiers, soucieux de conserver des traces de
tout ce qu’ils ont pu voir, n’hésitent pas à faire « rejouer », pour
les saisir sur la pellicule, des scènes auxquelles ils ont assisté la veille.
Les seconds ont bien compris l’intérêt qu’ils avaient à monnayer leurs coutumes
et, petit à petit, Michel Leiris doute de plus en plus de ce qu’on lui montre,
se demandant s’il s’agit d’une manifestation spontanée ou d’une mise en scène
destinée aux blancs. Nous y viendrons plus en détail lors de l’étape de Gondar,
en Ethiopie, qui mérite d’être examinée attentivement ne serait-ce qu’en raison
de sa durée – cinq mois.
Encore s’interroge-t-on aussi, avec Michel Leiris, sur la
légitimité même de la mission dans l’espèce de pillage auquel elle se livre sur
son chemin. Quantité d’objets sont achetés, plus ou moins de force, aux
populations, ce qui ne va pas sans provoquer un certain nombre de
protestations. « L’énormité de ce que nous commettons »,
comme l’écrit Leiris, avec des « cœurs de forbans », ira
jusqu’à remplacer, dans une église, des peintures anciennes par des copies exécutées
à la hâte sous prétexte de rafraîchir les lieux et pour la vraie raison
d’emporter les œuvres originales. Il n’est pas surprenant qu’au moment de
rapatrier la récolte en France, l’expédition se heurte aux doutes de
l’administration locale. Celle-ci se prépare à visiter les caisses où sont
enfermés les trésors et les ethnologues craignent tant d’être pillés à leur
tour qu’ils n’hésitent pas à brûler une planche d’autel afin qu’on ne les
accuse pas de l’avoir volée. L’objet disparaît dans les flammes pour tout le
monde, sinon que, « hier soir, les motifs gravés en ont été
relevés, afin que tout ne soit pas perdu du document. » On se
console comme on peut. On se justifie, aussi, avec de bien faibles arguments :
« Aux officiels, toutefois, qui estimeraient que décidément nous en
prenons trop à notre aise dans nos transactions avec les nègres, il sera aisé
de répondre que tant que l’Afrique sera soumise à un régime aussi inique que
celui de l’impôt, des prestations et du service militaire sans contre-partie,
ce ne sera pas à eux de faire la fine bouche à propos d’objets enlevés, ou
achetés à un trop juste prix. » Précisons cependant que cette
dernière remarque est émise sur le territoire d’une colonie française. Il y a,
en revanche, peu à opposer quand c’est l’administration d’un État souverain
comme l’Éthiopie qui tente d’intervenir...
Le pire, c’est encore quand, dans un bel élan de lucidité,
Michel Leiris inscrit sa propre mission dans la logique coloniale : « De moins en moins, je supporte l’idée de colonisation. Faire rentrer
l’impôt, telle est la grande préoccupation. Pacification, assistance médicale
n’ont qu’un but : amadouer les gens pour qu’ils se laissent faire et
payent l’impôt. Étude ethnographique dans quel but : être à même de mener
une politique plus habile qui sera mieux à même de faire rentrer l’impôt. »
Ses états d’âme ne lui interdisent cependant pas de
poursuivre le travail : outre ce journal, il mène des entretiens, il
remplit des fiches. Sans être à proprement parler un ouvrage ethnographique, L’Afrique fantôme est quand même empli
d’observations qui sont bien d’un ethnographe. Ethnographe et malheureux de
l’être : « Ressentiment contre l’ethnographie, qui fait
prendre cette position si inhumaine d’observateur, dans des circonstances où il
faudrait s’abandonner. »
C’est à Gondar, moment particulier de l’expédition, que
Michel Leiris a ces mots, et bien d’autres à travers lesquels il laisse voir sa
fragilité. Pour la cohérence du commentaire, nous ne suivons pas la chronologie
du journal au fil duquel les pièces d’un puzzle sont déposées au fur et à
mesure qu’elles lui viennent sous la plume – soit qu’elles surgissent à sa
conscience, soit qu’il ose enfin avouer l’un ou l’autre pan de sa vérité.
Ses sentiments sont très mélangés. Il n’est pas heureux dans
sa sexualité, trop complexe, dont il attend trop, quand il voit certains de ses
compagnons se poser moins de questions et, croit-il, vivre mieux pour cela. De
manière plus générale, il a aspiré, à travers ce voyage, à devenir plus
sauvage. Il s’est réjoui de devoir dormir sans pyjama, de mener ce qu’il
appelle plusieurs fois une « vie archaïque », de tendre
vers l’animal. Mais ce « désir d’être une brute » est
contrarié par toute une éducation qui ne se laisse pas facilement oublier. Lors
du séjour à Gondar, il est attiré par une femme, Emawayish, autour de laquelle
il tourne longtemps, autant pour son travail que pour son compte propre. Il
traîne trois mois, puis fait « un grand plongeon ».
Quand Leiris avoue cela, le lecteur croit que l’homme qui
constatait être resté européen, n’avoir jamais couché avec une femme noire, a
franchi le cap de la chasteté à laquelle il est resté attaché depuis le départ.
Le lecteur se trompe. Au moment de faire le compte des gestes échangés entre
ceux que, pourtant, le voisinage prend pour des amants – ce qui ne trompe guère
sur l’état où devait se trouver Michel Leiris –, on trouve, comme caresse la
plus douce de la part d’Emawayish, un « baiser au creux de ma paume »
et, comme unique geste déplacé de la part de l’auteur (« un peu déplacé »,
dit-il), avoué quelques mois plus tard (les limites de la sincérité !)
dans une note ajoutée : « La main sous la chamma. Et je
me souviendrai toujours de l’entrecuisse humide, – humide comme la terre
dont sont faits les golems. » Encore plus tard, il justifiera sa
retenue par le fait que, Emawayish étant excisée, il craignait de ne pas
arriver à la faire jouir.
Emawayish, qu’il utilise comme informatrice à défaut d’aller
jusqu’où il voudrait (ah ! cette nuit où il hésite, pour finalement y
renoncer, à la rejoindre sur sa couche !), l’aura en tout cas marqué au
point de lui faire comparer, plus tard, à la sienne la pâleur du visage de
l’Empereur éthiopien. L’incomplétude de leur relation fait évidemment naître
une certaine irritation chez Michel Leiris, qu’il reporte sur celle qui la
provoque – peut-être malgré elle, mais on n’en sait rien.
Son état d’esprit influence sa perception des événements. Là
où il était prêt, quelque temps plus tôt, à croire tout ce qu’on lui racontait,
il en vient au contraire à se méfier. Sous la couche de « vérité »
qu’on lui proposait d’examiner, il était fier d’avoir percé le masque pour
atteindre la « vraie vérité », mais il ne s’agit peut-être que d’un
autre masque, et la levée de ces mensonges successifs ne serait que prétexte à
obtenir un peu plus d’argent, quelques cadeaux supplémentaires… Le dépit le
pousse à des déclarations plus dures qu’il n’est permis : « plus de désir de femmes de couleur (autant faire l’amour avec des
vaches : certaines ont un si beau pelage ! »). Il
regrettera ces propos plus tard, mais il aura l’honnêteté de ne pas les enlever
de son texte. Après tout, c’est ce qu’il a pensé – assez fort pour l’écrire – à
ce moment !
Dans la foulée, son injustice frappe dans toutes les
directions, et tant pis pour les Abyssins à qui il ne pardonnera jamais « d’être arrivés à me faire reconnaître qu’il y a quelque bien à la
colonie. » Il corrigera, bien sûr : « C’est pourtant parce
que l’Abyssinie n’était pas « colonie » […] que je m’y suis senti,
tout compte fait, plus en contact que dans les autres pays que
nous avons visités, pays dont les habitants tendaient à se présenter à moi
comme des ombres plutôt que comme des partenaires consistants. Bons ou mauvais,
l’on a des rapports plus sains avec des gens libres qu’avec des gens sous
tutelle, le rapport du maître au serviteur ne pouvant jamais être un rapport
pleinement humain. »
En fait, comme on l’a déjà remarqué à propos de l’Empereur,
sa colère est retombée très vite. Le jour même du départ de Gondar, il n’en
veut plus à personne et ce qu’il a déjà exprimé plusieurs fois sous différentes
formes revient une fois encore : « il est si naturel qu’ils aient cherché à
gagner un peu d’argent. »
Des notes au jour le jour n’ont pas pour fonction de fournir
un discours construit selon la logique de la démonstration. Plus simplement, et
plus fondamentalement en même temps, il s’agissait de rendre compte. Dans cette
optique, tout ce qui le concerne relève moins du narcissisme que de
l’évaluation la plus exacte possible de la position du narrateur par rapport à
ce dont il parle. Parce que la subjectivité y est avouée, voire revendiquée, L’Afrique fantôme est sans doute un
document plus vrai que beaucoup d’autres. Son auteur en était déjà conscient
quand il était occupé à l’écrire, comme en témoigne cette remarque sur un
projet de préface : « c’est par la subjectivité (portée à son
paroxysme) qu’on touche à l’objectivité. Plus simplement : écrivant
subjectivement j’augmente la valeur de mon témoignage, en montrant qu’à chaque
instant je sais à quoi m’en tenir sur ma valeur comme témoin. »
Enfin, et puisque nous commencions par une tentative
(presque désespérée) de définir l’ouvrage, il n’est pas inutile de finir par ce
qui est peut-être un paradoxe. Tombant sur l’ouvrage d’André Gide, Voyage au Congo, Michel Leiris en fait
un bref commentaire – qu’on résumerait, dans le langage d’aujourd’hui, par :
tout n’est pas à jeter – qu’il conclut ainsi : « Écrire un livre de
voyage n’est-il pas, il est vrai, une absurde gageure par quelque bout qu’on
s’y prenne ? » Il n’empêche que, sous couvert de ne pas
écrire un livre de voyage, Michel Leiris en a lui-même donné un des meilleurs
qui soient !