Cet épisode vous a peut-être échappé, mais il y a deux semaines, le dimanche 2 novembre, l’Opéra Bastille fut envahi. Les irréductibles peuples d’Asie Centrale ont une fois encore frappé ; il y eut une énième conquête de l’Ouest. Mais la campagne était cette fois-ci plus médiatique que militaire.
Dimanche 2 novembre donc, l’Opéra d’Astana - la jeune capitale du Kazakhstan - volait la vedette à celui de Paris, dans son domicile même. Pour comprendre ce qui nous est arrivé, il faut revenir un an en arrière, en 2013, année au cours de laquelle l’ambitieux président de la République du Kazakhstan, Noursoultan Nazarbaïev, a doté son pays d’un des attributs traditionnels des grandes villes occidentales : un opéra. Friand de records, le Kazakhstan affirme que c’est le troisième plus grand opéra du monde. À ce temple, aucun faste ne manque : marbre rouge et beige d’Italie, des lustres à faire pâlir ceux du Bolshoi (l’Opéra de Moscou), un lobby titanesque aux ornementations surchargées, du velours soyeux, de l’or, de l’or et encore de l’or. Lors de l’inauguration de la maison, le Président de la République Kazakhe a déclaré : « Un pays qui construit des usines et des routes crée une base solide pour les années à venir. Un pays qui construit des écoles et des hôpitaux se préoccupe du futur de la nation pour des décennies. Un pays qui construit des théâtres se projette à travers les siècles… ». Pour se lancer vers l’avenir, il faut souvent commencer par considérer le passé. « Revenez à l’Antique, ce sera un progrès » disait déjà Verdi. Quand on voit la façade de l’imposante bâtisse, étonnamment gréco-romaine, on comprend de quel côté le Kazakhstan cherche des racines. Il y a toutefois de la place ici pour tous les héritages, avec force peintures et sculptures à l’image des personnages des légendes et mythes d’Asie centrale.
Après une première saison où les compositeurs russes ont dominé l’affiche, l’Opéra d’Astana a décidé de se faire connaître, à l’automne 2014, à travers un voyage intercontinental maillé d’escales : New York, Toronto, Paris, Antwerp et Rotterdam. Pour conquérir les c(h)oeurs, quelle oeuvre choisir ? But of course, Attila ! Oeuvre de jeunesse de Verdi (1846), Attila narre le règne du Roi des Huns. Loin de dépeindre le héros en cruel barbare, le metteur en scène italien Pier Luigi Pizzi, qui a dirigé la production de l’oeuvre à Astana, prétend présenter un homme ambitieux, sensible, magnanime avec ses ennemis, et dont un des faits d’armes serait d’avoir sauvé une bibliothèque d’un incendie. Malheureusement, dans le cadre de cette tournée nous n’aurons droit qu’à une version de concert, sans mise en scène orientalisante. Et c’est là que le bât blesse : Attila est une succession de cabalettes qui sonnent profondément italiennes. Le lien avec le Kazakhstan s’est ainsi graduellement distendu pendant le concert. Et Attila n’emporte vraiment pas les foules… Il y avait une autre faille dans l’opération : la moitié des solistes n’étaient pas kazakhs. Au pupitre, aux côtés d’Ildar Abdrazakov (basse) et de Zhupar Gabdullina (soprano), on avait deux italiens, Massimo Giordano (ténor) et Alberto Gazale (baryton). En même temps, les solistes de tous les opéras ne sont-ils pas toujours internationaux (et souvent italiens) ?
Néanmoins, une conquête réussie ne peut se contenter de force. Il faut y apporter un zeste de séduction : le programme de la soirée parisienne a donc inclu un morceau de Camille Saint-Saëns, tandis qu’à New York les spectateurs se sont vus servir du Léonard Bernstein. When in Rome… Selon le directeur musical de l’Opéra d’Astana, Tolegen Mukhamejanov, il s’agit de montrer au public que le jeune orchestre peut tout interpréter, de la musique américaine à la musique russe, via un détour par les steppes. En effet, avant le plat principal (c’est-à-dire Attila), on a eu un peu de tout : le concerto n°2 pour piano de Rachmaninov, interprété avec fougue par le russe Denis Matsuev, un morceau de bravoure d’un compositeur kazakh pour violoniste ultra-caféiné, du Saint-Saëns… L’orchestre était irréprochable, particulièrement vif.
Ildar Abdrazakov, « numéro un des huns » comme le titre un journal en ligne, sera de nouveau à l’Opéra Bastille au mois de mars 2015, où il interprétera le rôle de Méphistophélès dans le Faust de Gounod. Ceux qui ont raté la soirée du 2 novembre auront donc tout le loisir de se rattraper.
Et pour ceux qui ont la curiosité de découvrir la musique classique kazakhe, voici quelques extraits choisis (vous remarquerez le très faible nombre de vues sur Youtube). Le compositeur national s’appelle Mukan Tulebaev. Il est célèbre pour son opéra Birzhan et Sara (1946, remanié en 1957), dont sont extraits l’air de Birzhan et une scène de danse. Je vous propose également un morceau symphonique d’Erkegali Rakhmadiev, intitulé Kudasha-Duman. Et enfin, le lien vers la bande annonce officielle de la soirée sur le site de l’Opéra de Paris.