Pourtant cette histoire est terminée. Quelle histoire ? Celle d'un objet qui a traversé le vingtième siècle après un accouchement difficile à la fin du siècle précédent, celle d'un support sur lequel tous les rêves, toutes les épopées, toutes les émotions ont trouvé refuge pour mieux se répandre sous toutes les latitudes.
Alexandra Navatil
Cette aventure s'est achevée sans bruit, presque dans l'indifférence lorsque dans une petite ville du Kansas aux Etats-Unis on a décidé chez Dwayne's Photo à Parsons d'abandonner la lutte. Ce petit laboratoire familial restait le dernier au monde à développer la pellicule Kodachrome, procédé couleur commercialisé à partir de 1935 et longtemps le plus utilisé de la planète. "Kodak avait annoncé, en juin 2009, l'arrêt de la production du Kodachrome, au motif que les ventes étaient devenues marginales. La pellicule a progressivement disparu des magasins. Les vingt cinq centres dans le monde chargés du développement ont fermé les uns après les autres. Restait Dwayne's Photo. Toutefois, avec la raréfaction des clients, ce labo, lui aussi, a stoppé sa machine Kodachrome, le 30 décembre 2010, avant de la remiser à la ferraille."
Il fallait un artiste plasticien pour faire ressurgir la mémoire de ce support prodigieux, pour remettre dans la lumière cet objet magique : la pellicule cinématographique.
L'artiste suisse Alexandra Navratil poursuit un travail d'enquête sur la manière dont les innovations technologiques de la fin du dix neuvième siècle, dans le domaine de l’optique, ont bouleversé nos modes de perception. A partir de fonds d’archives, photographiques ou cinématographiques, elle met au premier plan ce matériau auquel aucune gloire n'était réservée. La célébrité appartenait à tous les fantômes qui ont habité ce morceau de cellulose, fantômes projetés à la face du monde, muets, sonores, en noir et blanc en couleur, en relief....
Rares sont les artistes qui se sont accaparés un tel objet pour leur œuvre de plasticien. Seul cas particulier, Agnès Varda, « vieille cinéaste, jeune plasticienne » selon sa propre définition, proposait en 2009 à la biennale de Lyon la "cabane de cinéma" dont les murs étaient constitués de pellicules de films filtrant la lumière.
Depuis la pellicule en nitrate de cellulose des frères Lumière capable en cas d'étincelle de mettre le feu à un bâtiment entier jusqu'à l'empire Kodak, ce ruban si fragile a porté à lui seul l'histoire d'un siècle, celui des pionniers de l'image animée.
Phantom (1)
3d-animation, 2014 Alexandra Navratil
« Phantom Rides »
En dépit de son utilité incontournable, la gloire lui fut volée par la caméra, une autre histoire elle aussi mouvementée. La pellicule, dans l'ombre des chambres noires, dans le secret des laboratoires, a supporté cette ingratitude. Alexandra Navatil lui rend aujourd'hui une visibilité nouvelle. Pour son exposition au Centre culturel Suisse, elle présente de nouvelles œuvres dont les techniques s’inspirent des « Phantom Rides », ces courts films expérimentaux des débuts du cinéma qui transportaient les spectateurs à l’avant d’un train en pleine course. "L’artiste s’appuie ici plus particulièrement sur des séquences produites par l’Institut colonial d’Amsterdam dans les années 1920, et filmées aux Indes orientales néerlandaises."
Après ces nombreuses années de domination technique sans partage, la pellicule a d'abord reculé devant un autre support, magnétique celui-là, la bande vidéo. Le ruban physique est toujours là mais l'image a disparu. Puis le ruban disparait a son tour au profit des mémoires informatiques. C'en est bien fini de la pellicule, de son toucher, de son odeur, de cette qualité rassurance : l'image du réel est bien là, visible.
C'est une autre vie que lui offre Alexandra Navratil. La pellicule connaît aujourd'hui les cimaises, les murs blancs des centres d'art, une scénographie nouvelle pour elle, à la recherche de ce passé magique: la conquête de l'illusion.
Photos Alexandra Navratil
Alexandra Navatil
31 octobre-14 décembre 2014
Centre culturel suisse
38 Rue des Francs Bourgeois
75003 Paris