d'après LETTRE D’UN FOU de Maupassant
Mon cher Docteur,
J’ai peur.
Je me crois fou.
Aussi, je m’en remets à vous.
Installez-moi
Dans une maison de santé
Et veillez à ne plus me laisser
En proie
Aux hallucinations qui me harcèlent ainsi.
Je vais vous dire mon état d’esprit
Et la progression de mon mal singulier.
Croyant voir,
Croyant savoir,
Connaître ce qui m’entoure,
Je vivais, satisfait,
Quand, un jour,
Je m’aperçus que je me trompais.
Pendant des mois, j’ai réfléchi
Et peu à peu, une étrange clarté
Est entrée en mon esprit et y a fait la nuit.
Nous ne sommes en contact avec l’extérieur
Qu’au moyen d’un intermédiaire :
Nos nerfs.
L’extérieur
Nous échappe par ses proportions,
Sa durée, ses propriétés innombrables,
Ses origines et son avenir impénétrables,
Ses infinies manifestations.
Nos sens n’étant qu’au nombre de cinq,
Le champ de leurs investigations
Et la nature de leurs révélations
Se trouvent fort restreints.
L’univers presque entier
Leur demeure caché.
L’œil est incapable de voir l’air.
Il nous impose sa façon arbitraire
De constater les dimensions
Et d’apprécier les rapports entre la lumière
Et la matière.
Examinons l’ouïe maintenant.
Deux corps se heurtant
Produisent un certain ébranlement.
Les ondes transmettent au tympan,
Sous forme de sons différents,
Tous les frémissements
De l’univers.
Que faire
Pour connaître les parfums et la qualité
De notre alimentation sans les propriétés
De notre nez et de notre palais ?
L’humanité pourrait exister
Sans l’oreille, sans l’odorat, sans le goût
Mais si nous avions
Certes
Quelques organes supplémentaires
Nous découvririons
Autour de nous
Une infinité d’éléments
Que nous ne soupçonnons jamais,
Faute de moyens pour les constater.
Donc, nous nous trompons en jugeant
Le Connu
Et nous sommes entourés
D’Inconnu inexploré.
D’où je conclus que les mystères entrevus
Comme l’électricité,
Le sommeil hypnotique,
La transmission de la volonté,
Tous les phénomènes magnétiques
Nous demeurent cachés
Parce que la nature ne nous a pas donné
L’organe
Ou les nécessaires organes
Pour comprendre tout.
Suis-je devenu fou ?
Pourtant la terreur du surnaturel
Est légitime puisque le surnaturel
Est ce qui demeure voilé.
Mes organes, j’ai tenté de les aiguiser,
Pour leur faire percevoir par moments
L’invisible. Je le sens
Près de moi,
Autour de moi,
Mais je ne peux le distinguer
Car je n’ai pas l’œil qui le verrait
Ou l’organe qui le reconnaîtrait.
Souvent j’ai cru qu’une main m’effleurait.
Un soir, j’ai entendu craquer mon parquet.
Je n’ai rien vu, et n’y ai plus songé.
Mais le lendemain, le même bruit
S’est produit.
J’ai eu si peur que je me suis levé.
Je n’étais pas seul dans l’appartement !
Je ne vis rien pourtant.
Le lendemain, je m’enfermais
Et cherchais comment je pourrais
Voir l’invisible qui me visitait.
Et je l’ai vu. J’ai failli mourir de terreur.
L’évènement s’était produit hier à neuf heures.
Donc j’attendis.
Quand arriva le moment précis,
Je perçus comme un fluide,
Un irrésistible fluide
Qui aurait pénétré en moi.
Et un craquement se fit tout contre moi.
Ensuite, je me suis regardé dans la glace.
Je n’étais pas dedans.
J’étais en face.
Cependant
Je n’osais avancer,
Sentant que l’Invisible se cachait
Entre elle et moi. Je l’avais vu !
Il a compris que je l’avais vu.
Jai vu dans cette glace
Des cadavres, des bêtes effroyables
Toutes les visions invraisemblables
Qui doivent hanter l’esprit des fous,
Docteur, qu’en dites-vous,
Que voulez-vous que je fasse ?