Yanahaira, l'ami japonais d'Alberto Giacometti.
Plusieurs des textes inspirés par le souvenir de Giacometti ont façonné des livres rigoureusement fascinants. Je ne cesserai pas de relire L'Atelier d'Alberto Giacometti décrit par Jean Genet (éd. L'Arbalète, 1958) ou bien Un Portrait par Giacometti, le maître-livre de James Lord (éd. Gallimard, 1991). J'attends beaucoup d'un travail que préparent André Dimanche et Jean-Christophe Bailly, une écriture et une iconographie qui mûrissent depuis plus de quatre ans. À propos de cet ouvrage - il verra le jour, sa parution est sans cesse reportée - André Dimanche m'explique qu'il sera principalement question du "musée imaginaire" et des réflexions que brassait l'artiste, entre autres l'amour immodéré que Giacometti éprouvait pour la peinture de l'ancienne Égypte, pour Jacques Callot ou bien pour Eugène Carrière.
Un livre essentiel faisait défaut pour mieux appréhender l'atmosphère de dépossession, l'obstination et le courage d'Alberto Giacometti : très peu de personnes avaient pu prendre connaissance du recueil des souvenirs transcrits par Yanahaira Isaku (1918-1989). Imposants, pour ainsi dire compacts, lisses et impénétrables, la silhouette et le visage énigmatiques de ce jeune philosophe japonais avaient pendant de très difficiles saisons, simultanément passionné et désespéré Giacometti : il échoua souvent lorsqu'il tenta de restituer sur ses toiles ou bien à partir de la glaise l'altérité de son ami. Issues de cette aventure, peu d'œuvres, quelques peintures et des sculptures ont été conservées, pour la plupart en collections privées : le grand portrait que détient le Centre Georges Pompidou est une rareté. On estime que pendant le cours des années 1956-1961, Yanahaira posa devant Alberto plus de deux cent trente fois : épuisantes, leurs séances de travail débutaient généralement à deux heures de l'après-midi et s'achevaient tard dans la nuit. Sans trêve ni répit, ces séquences exténuantes vécues dans l'atelier de la rue Hippolyte-Maindron exigeaient de la part du modèle et de l'artiste une infinie patience, une immense disponibilité : l'estime et l'amitié qui unissaient Alberto et Yanahaira étaient bouleversantes, les intrications de leurs vies les plus privées sont mystérieuses. Ils étaient devenus inséparables. Dans les dernières pages de son livre, le chroniqueur achève de révéler une aura à la fois proche et terriblement révolue, quelques-unes des plus émouvantes images de l'après-guerre : "qui s'est promené la nuit à deux heures ou quatre heures du matin a certainement aperçu, chaque nuit, au coin d'un restaurant ou au fond d'un bar, la silhouette écrasée de fatigue et néanmoins sublimement libre d'un sculpteur suisse et celle, non moins écrasée de fatigue, d'un Japonais ivre de fréquenter son ami le sculpteur".
Entre autres raisons, parce qu'à l'intérieur de ce récit, avec une grande réserve, il est question de l'entente et de l'intimité qui unissaient un nouveau Jules et Jim, le ménage à trois que formaient Alberto, Yanahaira et la veuve de l'artiste, la publication de ces souvenirs fut suspendue pendant de longues années. Assistée par l'avocat Roland Dumas, Annette Giacometti (1923-1993) avait obtenu en juillet 1971 le retrait de ce livre. Une nouvelle version fut publiée au Japon en 1996 : des fragments avaient été censurés, ce sont les chapitres XII à XIV qui figurent intégralement dans cette traduction en français, magistralement réalisée par Véronique Perrin. Les éditions Allia de Gérard Berréby (cf. sur ce lien, à propos de son travail d'éditeur, le 5 novembre, une émission de radio de Kathleen Evin) viennent de faire paraître cet ouvrage. La postface rédigée par la traductrice et l'éditeur est éclairante, la maquette est impeccable ; les photographies sont finement choisies, leurs définitions et leurs emplacements sont judicieux. On rencontre de nombreux indices, de quoi rêver et réfléchir longtemps quand on feuillette ce texte. Par exemple, imprimée sur la couverture noire d'Allia, une photographie laisse imaginer que le visage de Giacometti pouvait, devant les rideaux et sur la table d'un café de Paris, apparaître comme celui d'un personnage énigmatiquement issu de l’Extrême-Orient.
Yanahaira Isaku avait 38 ans au début de son séjour parisien. Une recommandation de Jean Wahl lui avait permis de bénéficier d'une bourse du Cnrs. Dans son pays natal, il enseignait la philosophie à l'université d'Osaka ; il avait écrit et médité à propos de Rouault, Kierkegaard, Sartre et Camus dont il avait traduit L'Étranger. Après la parenthèse d'un voyage en Grèce et en Italie, il avait accepté de poser devant l'artiste qu'il avait rencontré à la faveur d'une exposition de l'automne 1955. Cette décision transforma la donne de son existence. Conséquence immédiate, elle l'amena à prolonger son séjour en France : Alberto avait toujours besoin de nouvelles journées de travail pour préciser ce qui le déconcertait et l'effrayait parmi les traits de son ami. "Votre visage... je le vois tout minuscule et terriblement immense... Il faut peindre les deux en même temps".
Yanahaira avait prévu de partir pour un périple en Égypte avant de rejoindre le Japon. Son départ fut constamment reporté : Giacometti désespérait d'achever les portraits qu'il avait commencés, il ne cessait pas de détruire et de racler la surface des toiles qu'il entamait. Dans ce travail, il s'agissait "de dessiner mon visage tel qu'il le voyait ... saisir un tout qui ne se réduit pas à un agrégat de détails". Pendant toute cette période de compagnonnage, Giacometti fut d'après l'expression de Jean Genet, autre grand témoin de cette époque, "un homme qui ne se trompait jamais mais se perdait tout le temps". Alberto s'obstinait, il répétait que "le vrai travail commençait aujourd'hui".
Le récit du philosophe japonais est remarquablement sobre. Les moments de saisie, les joies très vives, l'amitié chaleureuse et puis presque aussitôt, le désarroi, les tensions, les colères et les catastrophes ne sont jamais esquivés. Des évènements se chevauchent et se répètent, l'artiste et son modèle restent attentifs, affectueux et courtois l'un envers l'autre. Ils affrontent des conditions de travail qui sont souvent implacablement désespérantes : on est au cœur d'une impasse ou bien d'un terrible piétinement. "Votre visage est fait d'une multitude de lames de rasoir tournées vers moi. C'est impossible à dessiner"... "Vous me terrorisez". Cependant, comme l'écrit Yanahaira, il n'y a jamais, "il n'y a pas de place pour l'ennui", les moments de désespoir n'empêchent pas l'exigence du dialogue, des retours d'une incroyable douceur. Sa narration est de bout en bout passionnante, on appréhende inlassablement les inévitables raisons qui font que ces deux hommes ne pouvaient que remettre à plus tard et plus loin ce qu'ils avaient enclenché.
Sculpter, peindre et dessiner furent pour Giacometti, c'était son commentaire, "une sorte de guerre". Il lui arrivait d'hurler sans ménagements ou bien, pendant un moment d'extrême fragilité, d'éclater en sanglots. Dans la déprime, dans les recommencements de la vie, ou bien quand survenaient de vrais bonheurs d'expression, Giacometti conserve un maintien magnifiquement beau. Yanahaira s'en souvient : "Tignasse crépue, regard doux, main d'ouvrier, pas traînant - comment ce qui se voit si clairement pourrait-il disparaître ?". Gaëtan Picon estimait que "quiconque l'avait rencontré un jour pouvait l'avoir vu essentiellement". Les photographies, les souvenirs et les récits, tout indique que sa conversation et ses attitudes étaient inoubliables : "j'ai aujourd'hui le courage qui m'a toujours manqué". Cet homme qui aimait croiser Samuel Beckett pouvait être merveilleusement drôle : Yanahaira rappelle que "tout jeune Alberto rêvait déjà de marcher sur les traces de Chaplin".
Peu d'observateurs ont analysé précisément le retentissement de ce travail en compagnie d'Yanahaira. Il arriva que Giacometti perçoive cette expérience comme un désastre, il avait le sentiment de faire retour en 1925, époque pendant laquelle il lui semblait impossible de dessiner une tête. Dans les textes et notices consacrés à Giacometti, l'évocation de cet épisode tourne souvent court. On explique rapidement cette terrible aporie, c'est par exemple le cas chez Yves Bonnefoy, ou bien dans la biographie souvent contestée de James Lord (éd. Nil, 1997). Un empêchement majeur aurait entravé cette relation : Yanahaira était insaisissable, aborder une personne issue d'une culture foncièrement lointaine engendrait d'insurmontables obstacles. Cette expérience n'était pas purement négative, elle généra de véritables progrès : "la réalité se voit mieux quand le travail avance, elle prend des formes nouvelles totalement inconnues". Giacometti, comme le rappelle la postface de cet ouvrage, avait assez de courage et de conviction pour répéter que "nous allons continuer notre travail, nos portraits réciproques et nous irons un peu plus loin sans fin". De son côté, au lendemain du décès d'Alberto, Yanahaira éprouva très fortement que ces "jours passés en sa compagnie me bouleversent encore avec ce caractère d'urgence que n'ont pas les simples souvenirs".
Toutes sortes de détails vrais, et tout aussi bien d'éloquentes lacunes nous sont livrés dans ce recueil. On retrouve chaque midi, en toute saison, Alberto Giacometti attablé au bar-tabac de la rue Didot, avalant en guise de repas deux œufs durs et un verre de vin. Il a toujours avec lui une brassée de journaux qu'il ne manque pas de lire, il parle de la détresse des hongrois de Budapest ou bien de la crise de Suez, il est impatient de savoir ce que dira Jean-Paul Sartre à propos de l'intervention soviétique. Il griffonne un dessin sur un coin de table, dévisage un interlocuteur, observe avec une extrême attention "la construction de sa tête". Pour caractériser le vide de son époque, la quasi-impossibilité d'une représentation qui soit satisfaisante, il explique, page 117, que sur le plan de la peinture "on aurait besoin d'une révolution radicale de l'ordre de celle qui a remplacé dans l'art de la guerre les arcs et les flèches par des canons". On croise Olivier Larronde et son compagnon, ou bien Jean Genet, le seul ami à qui Giacometti ne ferme jamais la porte de son atelier, quand bien même il est dans un moment crucial de son travail. Genet affectionne l'attitude d'Yanahaira, il admire sa permanente disponibilité vis à vis du peintre : "je comprends votre passion, j'ai connu çà moi aussi". Du côté des manques de ce récit, la sourde réprobation de Diego ou bien la présence d'une quatrième personne qui survint en novembre 1958, Caroline dont la place - "ma grisaille", disait Alberto- non loin d'Annette va grandir considérablement, ne sont pas évoquées.
Mais ici et là, à maintes reprises, sans crier gare, au détour d'une transcription de Yanahaira, de l'irremplaçable et de l'inconditionnel, ce à partir de quoi une vie est changée, nous sont livrés. Page 56, surgit sur la toile une désarmante apparition du visage du Japonais :"Il était pessimiste, le trouvait "très mauvais", pourtant mon portrait déployait un immense espace inconnu jusqu'alors, en prenant un peu de recul je le voyais se détacher avec la vigueur saisissante d'une statue de bouddha. Vu de près, le tableau de Giacometti, n'offrait qu'un amoncellement de menues lignes grises, je ne comprenais pas ce qu'elles représentaient, mais dès que je m'éloignais de dix pas, un immense visage ce caractère monumental, qui était en même temps mon visage, surgissait alors, avec une puissance imprévue, du néant caché sous la surface ... Ce visage a une plénitude et un poids. Et en même temps de la légèreté. Il n'y a rien de plus lourd et en même temps de plus léger qu'une tête. Lourd comme une montagne et flottant légèrement dans l'air comme une barque".
Dans les ultimes pages, cette confidence d'Alberto Giacometti : "Il n'y a pas de moyen de supporter la mort d'un être cher... Qu'est-ce qui fait pour moi qu'un être est vivant ? Pour moi ça n'est pas autre chose que voir son visage, pouvoir entendre sa voix ... Même mort, il reste pour moi vivant puisque je vois son visage, j'entends sa voix ... Je me suis consolé comme j'ai pu". De son côté, après le décès d'Alberto, Yanahaira entrevoit les années qui lui restent à vivre : "Mon plus grand travail désormais sera, je crois, de supporter ce vide".
[Alain Paire]
Yanahaira Isaku, Avec Giacometti, éditions Allia, traduction de Véronique Perrin (à propos de son travail de traductrice, ce lien de Remue-net).