Alors que son exposition « Le mur et la peur » vient de s’achever au Botanique, centre culturel bruxellois, Gael Turine, ancien élève de l’Ecole Supérieure d’art du 75, est venu y présenter son travail. Moi qui pensais écrire au sujet d’une exposition, je préfère désormais me taire.
Inde, 30 mai 2013 © Gael Turine
Les photos, publiées et republiées dernièrement, ne manqueront pas de toucher le lecteur, j’en suis certaine. Elles sont disponibles dans de nombreux reportages, de Géo au New Yorker, sur internet mais aussi, dans un album Photopoche publié pour l’occasion. J’aimerais, pour ma part, aborder ce que l’artiste lui-même considère comme la part la plus importante de son travail : la démarche, l’engagement, la méthode, car, selon ses termes :
C’est facile de faire une belle image. Aujourd’hui, vous avez des milliers de bons photographes. Ce qui est plus dur, c’est de leur donner un sens, une profondeur, une épaisseur.
Kojbul, Bangladesh © Gael Turine
Ce fils de documentariste, encore étudiant, partait déjà en mission pour Médecin Sans Frontière. Depuis, son médium n’a jamais pu se passer de sens politique. Aussi, après un récent travail de type documentaire portant sur le vaudou et le voyage de ce culte, Turine est revenu avec une ambition plus haute et une volonté de s’engager d’autant plus. Sa récente démarche anthropologique le conduit presque intuitivement à rechercher une frontière problématique, et même un mur.
Inde, 29 mai 2013 © Gael Turine
Nous en connaissons certains, mais lui s’interdit les plus connus, et notamment celui entre Israël et la Palestine :
J’ai renoncé. J’ai 17 bouquins sur le sujet chez moi, et je sais que mon classicisme photographique ne permet pas d’apporter une nouvelle pierre à l’édifice.
Dans ses recherches, et parmi les 47 murs qui sillonnent déjà les frontières internationales, il choisit celui séparant l’Inde du Bangladesh. Construit entre 1993 et 2013, ce mur de 3200 km voit une personne mourir tous les 5 jours. Souvent des Bangladais, pour qui la fuite vers l’Inde apparait comme la seule solution pour sortir de la misère. Mais très vite, l’Inde a verrouillé cette frontière, qui représente la quasi-totalité des limites terrestres du Bangladesh. Mur le plus long et le plus meurtrier du monde, et pourtant le plus silencieux dans la presse : le sujet était parfait.
Dinajpur, Bangladesh © Gael Turine
La difficulté était énorme, et de nombreux photographes et journalistes indiens et bangladais ont tenté d’en parler, en vain. Soutenu par Amnesty International, ainsi que par des militants locaux pour guides et un interprète de chaque côté du mur, Gael Turine n’a pourtant pas échappé à 5 arrestations dans lesquelles il a dû arborer le rôle du touriste occidental égaré. Le danger était réel, et la peur grande.
Roksana, 18 ans, Bangladesh © Gael Turine
Aussi, dans « le Mur et la Peur », l’obstacle est regardé à échelle humaine, avec toute la crainte qu’il inspire. Ce reportage se plonge dans la vie des limitrophes, des victimes, des familles des victimes, de ce mur. Aussi les photographies sont-elles de deux ordres : les images de contexte et les portraits de victimes en situation.
Bangladesh, août 2012 © Gael Turine
Les images de contextes sont des clichés figurant la vie, et son organisation autour et avec le mur. Elles peuvent aussi bien témoigner d’un désordre engendré par les briques, comme la scission d’une communauté hindoue étendue sur les deux pays, ou encore, l’installation d’une clôture de barbelés au fond du jardin d’une famille, désormais prisonnière. Elles révèlent aussi les différentes formes du trafic organisé par les Bangladais pour s’approvisionner en Inde ou encore les tentatives désespérées de fuite vers ce pays qui les enferme.
Inde, 25 mai 2013 © Gael Turine
Quant aux portraits de victimes en situation, ils sont avant tout à regarder comme des éléments de témoignage. Le photographe s’est longuement entretenu avec des victimes dans le cadre de rencontres prévues ou fortuites. Dans ces rencontres, il a immortalisé et choisi un moment du dialogue, symbolique du malheur généré par ce mur.
Inde, 23 mai 2013 © Gael Turine
Il cherche alors à rencontrer ce Bangladais, filmé humilié et torturé par les militaires indiens puis publié en ligne, ou bien, il croise le chemin d’une mère et de sa belle-fille, endeuillées d’un fils et d’un mari fusillé. Car si 67 000 hommes gardent le mur côté bangladais de façon préventive, 80 000 hommes en Inde, chaque jour, surveillent ce qu’ils appellent la Zone Interdite, avec avant tout, une volonté de répression.
Cérémonie de mariage hindou au Bangladesh © Gael Turine
Alors que l’on fête cette année les 25 ans de la chute du Mur de Berlin, de nombreux regards se tournent vers des murs toujours présents, toujours plus nombreux, souvent destinés à tomber, mais malgré tout, répressifs et meurtriers. Le travail de Gaël Turine alimente et nourrit un sujet que nous n’aurions pas cru si actuel, et vers lequel il a su tourner mon regard.
____________________________
Un peu plus sur :
Le Botanique
Agence Vu, Gael Turine
http://www.gaelturine.com/
Courrier International numéro Spécial n°1253 « Cinquante murs à abattre »
Classé dans:Actualités, Photographie Tagged: bangladesh, bruxelles, courrier international, gael turine, inde, le botanique, le mur et la peur, mur