Cet irrésistible appel à reconnaître intuitivement, sans raisonnement, passionnément, dans l'être-là de la statue, un être qui doit avoir vécu et ne pouvait que lui être conforme, ressemble bien, à une sorte de vertige, qu'on pourrait appeler "vertige du réalisme".
Roland TEFNIN
Les yeux et les oreilles du Roi
pp. 147-56
Après avoir découvert une première figuration de Sésostris III (BM EA 686) au bas de l'escalier menant à l'exposition qui lui est consacrée au Palais des Beaux-Arts de Lille dans lequel nous déambulons, vous et moi, amis visiteurs, depuis le 4 novembre dernier, et nous être posé l'une ou l'autre question quant à la statuaire royale égyptienne de cette partie de la XIIème dynastie, nous nous sommes avancés vers l'oeil électronique qui déclencha l'ouverture de la porte coulissante sur notre droite : enfin, nous pénétrions dans l'espace muséal proprement dit et, d'emblée, étions accueillis par le prestigieux hôte de ces lieux, dont la magnifique tête en quartzite, actuellement la propriété du Nelson-Atkins Museum of Art (Inventaire n° 62-11), de Kansas City, s'affiche, tronquée plus souvent qu'entière, tant sur les murs des couloirs du métro parisien, que dans les rues de Lille, habillée de jour comme de nuit,
ou sur la première de couverture du catalogue de l'exposition, ainsi que du Plan/Guide de visite ...
Dans les archives de ce musée du Missouri qui doit vous être "familier" puisqu'en mars 2011 nous y avions admiré, rappelez-vous, une statue en bois de Metchetchi, nulle mention qui se prévaudrait de l'origine de la tête exceptionnelle de Sésostris III. Unique indication : elle fut achetée par le W. Rockhill Nelson Trust en 1962. Ce qui, vous en conviendrez, se révèle archéologiquement bien maigre.
Nonobstant, dans la notice qu'il lui consacre à la page 43 du catalogue officiel que j'évoquai à l'instant, Simon Connor, Docteur en égyptologie de l'Université libre de Bruxelles, se basant sur ses dimensions (45 centimètres de hauteur, 34,3 de largeur et 43,2 de profondeur) avance qu'avec d'autres fragments disséminés dans d'autres musées, il se pourrait qu'elle appartienne à l'une des statues assises du souverain mises au jour à Tell Nabasha et Tell el-Moqdam (Delta oriental), actuellement dans les collections du British Museum.
Mais là ne réside pas l'essentiel sur lequel il m'agréerait, ce matin, de vous entretenir : tout acquis aux théories des Professeur Roland Tefnin, de l'Université libre de Bruxelles, auquel j'ai emprunté l'incipit de ce mardi et Dimitri Laboury, de l'Université de Liège, le second ayant été le brillant étudiant du premier, je voudrais, dans un premier temps, vous rendre attentifs à quelques particularités de la physionomie de Sésostris III au départ de ce visage qui nous accueille aujourd'hui, puis, dans un second, en en examinant d'autres dans la première section de l'exposition.
Il ne fait pour moi aucun doute que votre regard, au-delà du nez brisé qui défigure très souvent les statues égyptiennes, s'est posé avec interrogation sur deux traits caractéristiques de ce visage : l'ampleur démesurée des oreilles du souverain et le traitement de ses yeux.
Si, de tels pavillons, Edmond Rostand avait affublé son Cyrano, je gage que ce n'eût pas été à propos de son nez qu'il se fût gaussé dans cette éblouissante tirade qui le rendit célèbre.
Pouvez-vous concevoir un seul instant, amis visiteurs, que des oreilles aussi épaisses, aussi largement déployées aient été l'apanage d'un humain normalement constitué ? Qu'elles aient en outre été une tare qui perdura de maison royale en maison royale au point d'ainsi marquer pendant des siècles - en fait, jusqu'à la XVIIème dynastie ! -, du sceau d'un stigmate ressortissant au domaine de la tératologie humaine - à l'instar, souvenez-vous, de certaines plantes du Jardin botanique de Thoutmosis III relevant de la tératologie végétale -, les portraits des souverains qui se sont succédé sur le trône d'Égypte ?
Pis : pouvez-vous un seul instant imaginer que les artistes pharaoniques furent, quelque trois cents cinquante ans durant, incapables de rendre dans la pierre l'exacte dimension, l'exact profil d'une oreille ?
Dès lors, si aucune anomalie congénitale il n'y eut ; si pas davantage incompétence dans le chef des artistes il n'y eut, comment analyser ce "détail" du visage de ce roi ?
Autre caractéristique de son faciès qui doit aussi manifestement vous interpeller : la manière dont l'artiste a traité ses yeux. Globuleux, saillants, encadrés par une paupière lourde, anormalement épaisse, et soulignés par quelques cernes, ils sont en outre surmontés par des rides qui barrent le front, entre le némès et l'arcade sourcilière bien marquée.
Dès lors, si aucune anomalie congénitale il n'y eut ; si pas davantage incompétence dans le chef des artistes il n'y eut, comment analyser ces "détails" de la physionomie de Sésostris III ?
D'abord en réfutant catégoriquement les analyses des premiers exégètes de la statuaire de la XIIème dynastie - mais leurs "explications" ont-elles vraiment et définitivement disparu en ce début de XXIème siècle ? -, qui voulurent y voir des preuves absolument incontestables, des preuves on ne peut plus réalistes de la lassitude, de l'épuisement d'un monarque âgé, fatigué par un règne éreintant.
Ah, ce réalisme que les premiers égyptologues prêtèrent aux figurations de Sésostris III ! Est-il si évident, ce réalisme, quand on a l'opportunité d'examiner des oeuvres plus complètes ?
Pour aller à leur rencontre, pénétrons, voulez-vous, plus avant dans la première section de l'exposition
et dirigeons-nous vers le mur du fond, sur notre droite.
Toutes deux ont été prêtées par le Musée du Louvre parisien.
L'une, (E 12961)
avant de venir ici à Lille, s'y trouvait exposée au premier étage de l'aile Sully, en cette salle 23 dévolue au Moyen Empire, sur un socle à droite de la vitrine 13 dans laquelle on admire un célèbre linteau (à Lille également, et sur lequel je reviendrai vraisemblablement bientôt ...) ; et l'autre, (E 12960), sur le socle de gauche.
(© Louvre - C. Décamps)
Toutes deux ont été réalisées dans le même matériau - de la diorite porphyrique, parfois aussi nommée gabbro - et proviennent du même temple de Médamoud, en Haute-Égypte, voué par Sésostris III au dieu Montou.
Doit certainement ici aussi vous sauter aux yeux, amis visiteurs, - tout comme avec les statues du Bristish Museum que nous avons découvertes mardi dernier, grâce à un cliché de mon amie liégeoise Christiana (encore merci à toi), dont celle de gauche (BM EA 686) nous attendait devant le mur jaune, au pied de l'escalier menant à ce second sous-sol -,
le torse du souverain, à chaque fois voulu idéalement jeune - épaules larges, pectoraux de rêve, ventre plat, taille fine -, fait probablement pâlir d'envie bien des adeptes des actuelles salles de musculation.
Peut-on encore de nos jours, et sans provoquer l'hilarité générale, alléguer la notion de réalisme pour caractériser la statuaire de Sésostris III - et plus tard, de son successeur, Amenemhat III -, quand on prend conscience de cette flagrante incompatibilité qui existe entre son visage aux oreilles anormalement démesurées, aux yeux prétendument fatigués par le pouvoir, aux rides censées souligner la vieillesse et ... sa parfaite musculature juvénile ?
Posons maintenant - c'est inévitable -, la question tout autrement : et si ces oreilles, et si ces yeux, et si ce visage, et si ce torse étaient à considérer, non comme de simples attributs physiques, mais plutôt comme de vrais concepts ?
Pour les oreilles, par exemple, la notion évidente de l'écoute, de l'attention portée aux propos de l'autre, de la vigilance envers autrui serait incontestablement convoqué. Alors, et sans hésitation aucune, pourrais-je faire mienne cette interprétation de Roland Tefnin qui voyait en elles : "l'image sémiotique du roi qui écoute et comprend, du roi bienveillant et communicateur."
Et relèverait d'un même processus sémiologique le fait d'attribuer au roi, au niveau des yeux, des rides, des cernes, des traits d'un visage que l'on a défini par le passé comme exagérément las, alors qu'ils soulignaient plus spécifiquement des concepts tels que la sollicitude, la vigilance et son intérêt pour son peuple.
Un peu de fatigue, certes, mais nullement négative puisque, parallèlement, nous l'admirons dans tout l'éclat de sa jeunesse physique ; comprenez : mise en évidence de sa vaillance, de sa capacité d'éventuellement se battre pour le bien-être du Double Pays.
Grâce à ces portraits en ronde-bosse - ou en bas-relief, comme nous le verrons la semaine prochaine -, vous êtes donc là en présence, amis visiteurs, de signifiants physiques délibérés, parfaitement étudiés par les artistes, soutenus qu'ils étaient par le pouvoir, aux fins de mettre en exergue les éléments cardinaux d'une expression médiatique semblable à celle, - il vous faut en être conscients -, que vous lirez à l'envi dans la littérature de l'époque qui, grâce à la médiation de contes, d'instructions et d'hymnes royaux met en évidence les indiscutables aptitudes de gouvernant de Sésostris III.
En d'autres termes, ces compétences royales que traduit l'oeuvre sculptée, compréhensibles par le plus grand nombre auquel l'image "parlait", et qu'évoque l'oeuvre littéraire, comprise seulement par une certaine élite intellectuelle, tendent vers une seule et même finalité : faire admettre aux Égyptiens le message, éminemment politique, éminemment idéologique aussi, d'un roi hors du commun, d'un roi idéal qui n'est à la tête du pays et de ses habitants que pour permettre à la Maât de prendre jour après jour le pas sur Isefet ; que pour permettre au Bien de triompher du Mal.
Bien avant que notre Occident s'imagine qu'au commencement était le verbe, les Égyptiens avaient déjà compris que, pour atteindre la majorité de la population, il fallait s'organiser pour qu'au commencement fût l'image.
Propagande politique ? Manipulation idéologique avant la lettre ?
Cela pourrait en effet se concevoir ...et constituer un autre débat ...
Pour l'heure, - et en pastichant quelque peu le titre d'un article de l'égyptologue allemand Dietrich Wildung, spécialiste de cette époque -, je me contenterai de conclure en avançant que la statuaire de Sésostris III, magnifiquement mise en valeur dans cette exposition que nous découvrons de conserve, semaine après semaine au Palais des Beaux-Arts de Lille, peut être envisagée comme un remarquable écrit ... sans écriture.
BIBLIOGRAPHIE
LABOURY Dimitri
Le portrait royal sous Sésostris III et Amenemhat III, dans Egypte, Afrique & Orient 30, Avignon, Centre vauclusien d'égyptologie, 2003, pp. 55-64.
ID.
Réflexions sur le portrait royal et son fonctionnement dans l'Égypte pharaonique, dans KTEMA, Civilisations de l'Orient, de la Grèce et de Rome antiques, Volume 34, Recherches sur le portrait dans les civilisations de l'Antiquité. Représentation individuelle et individualisation de la représentation, Université de Strasbourg, 2009, pp. 175-96.
TEFNIN Roland
Les yeux et les oreilles du Roi, dans BROZE M. et TALON Ph., L'Atelier de l'orfèvre, Mélanges offerts à Philippe Derchain, Louvain, Peeters, 1992, pp. 147-56.
WILDUNG Dietrich
Ecrire sans écriture. Réflexions sur l'image dans l'art égyptien,dans TEFNIN Roland (s/d) La peinture égyptienne ancienne. Un monde de signes à préserver, Monumenta Aegyptiaca 7,
(Imago 1), Bruxelles, F.E.R.E., 1997, 11-6.