Ou la peur du vide, entre deux rives
Début de soirée, appartement X. Une dépouille git sur le canapé rouge. Pas un bruit.
Elle se lève péniblement. Se dirige d’un pas lourd vers la salle de bain. Fixe un instant le miroir qui lui fait face, vite détourne le regard. Dégage son visage de son masque fardé. Le plonge entre ses mains mouillées. Puis le relève maladroitement. Et toujours ce miroir qui lui fait face. Ce miroir qui jamais ne la lâche. Ce miroir qui la suit à chacun de ses pas. Elle scrute ce visage qui l’observe odieusement. Ce visage qui lui échappe et qui l’effraie aujourd’hui. Ce visage qui ne lui appartient pas.
Une larme a coulé. Son pas s’est pressé. Son corps échoué sur cet encore canapé rouge. À travers la fenêtre embuée, le ciel qui s’assombrit semble annoncer le départ du soleil pour d’autres horizons. Un oiseau tombe à terre. Mais, à cet instant, tout cela lui échappe. Elle ne voit plus, n’entend plus, ne sent plus. Elle est partie, ailleurs. Douloureux voyage intérieur. Et son enveloppe corporelle n’est plus qu’œuvre fade fondue en ce canapé rouge. Comme chaque soir, une dépouille ici git.
C’est un brouhaha inaudible qui écorche ses tympans. Une fourmilière qui grouille dans sa boîte crânienne. Un feu féroce qui la consume de l’intérieur. C’est un cruel poison qui la pénètre par tous les pores. Parce qu’aux fantômes du passé se seront mêlés ces paradoxes qui la broient. Ces pourquoi ces comment auxquels ne subsiste aucun écho. Parce que toutes ces émotions enfouies chaque seconde de cette journée se seront soudain exhibées. Plongée en un mutisme inaccessible, rien de ce chaos n’apparaît. Et si ce que l’on ne peut distinguer n’existait pas en vérité ?
Et elle, existe-t-elle d’ailleurs ? Qui est-elle dans la réalité ? Quelle est la réalité ? Est-ce ce monde auquel elle s’efforce de s’adapter ? Est-ce ce monde auquel elle tente d’échapper ? On nommera instant Folie – puisqu’il faut nommer – cet instant où plusieurs réalités se confondent sourdement. Soudain, le sol se dérobe sous ses pieds. Elle veut tout, dans l’excès. Qu’importe les paradoxes enfouis, tout lui semble à portée de main, hypersensible assumée. Alors, à nouveau, elle croit en la Vie. Pas celle d’un quotidien insipide, non. La vraie. Celle qui enivre, celle qui fait vibrer. Celle où une passion ardente ne cesse de brûler dans son ventre, la transperce, la transporte en un monde hors de portée. Celle où lucidité peut malgré tout rimer avec légèreté. Elle n’est pas malade, non, elle est juste différente. Ni meilleure ni pire, juste, différente. Mais au premier verre qui grise, succède la bouteille qui brise. Et tout, soudain, lui semble trop abrupt. Hypersensible inadaptée. En un grand écart, elle fléchit. Ses doigts se figent. Ses yeux fixent cette page blanche. Toutes ces pensées effrénées aliénées en un corps à la dérive. Et parce que rien ne saura s’échapper de cette dépouille sclérosée, un tsunami féroce l’emportera, loin, trop loin. Quand un sourire se mêle aux larmes.
Elle est. N’est plus. Est. N’est plus. Et cette douleur qui s’accentue. Celle que personne ne voit, n’entend. Qui pourtant est. Trop, et plus encore. Parce qu’aucun mot déposé ne sera jamais parvenu à traduire ses maux sauvages. Et si ce sang qui se répand sur le canapé parvenait à faire sortir un peu de cette abjecte douleur ? Et si cette eau de javel savait décaper son intérieur souillé ? Et si ce train, dans un choc, pouvait exhiber son moi défiguré au quidam aveuglé ? La raison s’est éclipsée. Son corps se tord en une douleur infinie. Demain ne sera qu’en ses bras. Ou ne sera pas.
Bip-bip, bip. Petit matin, 7h15, heure d’été. Sur le canapé rouge, une dépouille git. Elle ouvre un œil. Puis le second. Se lève péniblement. Se dirige d’un pas lourd vers la salle de bain. Fixe un instant le miroir qui lui fait face, vite détourne le regard. Travestit son visage pour cette nouvelle journée. Toujours ce miroir. Une larme s’échappe. Rimmel coulé. Elle s’élance en ce quotidien digéré.
Même joueur joue encore.