18 novembre 2014
Et comme le film m'a beaucoup plu, j'ai voulu en savoir plus en interrogeant la réalisatrice du film, Nora Philippe, plus connue dans le milieu comme productrice de documentaires de création pour le cinéma au sein de la société "Les films de l'air", en particulier des films de Aurélien Vernhes-Lermusiaux, Emmanuel Gras, Aline Dalbis, Laurence Ferreira Barbosa, Louise Narboni ou d'autres encore....
Son film n'a pas forcément plu à tout le mondeà Pôle emploi, vu l'image qu'il renvoie de l'institution, et cela, Nora Philippe ne s'en cache pas .
Voici le fruit de notre conversation en espérant que ses passionnantes réponses vous donneront envie d'aller prendre dès demain en salles l'appel de ce Pôle emploi ne quittez pas!
Nora Philippe, réalisatrice de Pole emploi ne quittez pas :
"L'attitude de la Direction de Pôle emploi est impardonnable"!!
Baz'art : Bonjour Nora et merci beaucoup d'avoir pris le temps de répondre à notre dizaine de questions pour les lecteurs des baz'art et bravo pour votre très beau film, juste et percutant sur un sujet que je connais un peu pour l'avoir cotoyé professionnellement mais que le grand public ne connait qu'à travers le prisme des médias! J'aimerais savoir pour commencer ce qui au départ a motivé votre désir de placer votre caméra au sein d'une agence de Pole Emploi ? Était ce du au fait avant tout que cette administration est finalement peu visitée par le cinéma documentaire contrairement aux écoles ou aux tribunaux par exemple ou bien d'autres paramètres sont entrés en jeu?
Nora Philippe : En fait, j’ai voulu faire un film dans une agence Pôle emploi parce que je voulais filmer ce lieu où notre identité sociale et notre rapport au travail se déterminent; je venais de passer moimême par une agence.
Je voulais aussi filmer une administration publique alors qu’ellevenait d’être bouleversée (je parle de la fusion Assedic-ANPE), et que des méthodes venues du privé commençaient à s’y imposer. Il m’a semblé que c’était le meilleur lieu pour parler de nos conditions de travail contemporaines.
Et il y avait un défi (et un acte un peu militant en faveur du cinéma documentaire, disons-le) à s’attacher à un thème quotidiennement traités par les media de masse, mais en le prenant avec la méthode du cinéma direct. Biensûr, je ne me serais pas engagée dans ce projet si j’avais vu beaucoup d’autres films tournéssur le sujet. Or, c’était un terrain quasiment vierge. Les films de Frédérick Wiseman (NDLR : grand réalisateur de documentaire américain, auteur notamment de National Galley en salles actuellement) m’inspirent énormément mais lui, d’ailleurs, n’a jamais tourné à ma connaissance dans une « jobagency »! Mais son « Welfare » a été un modèle pour moi.
Baz'art : Comment avait vous réussi à contourner les différents écueils inhérents à ce genre de projet, à savoir le sensationnalisme ou le procès à charge, tel qu'on pourrait le voir dans un reportage télévisuel sur le sujet ?
Nora Philippe : A vrai dire, je souhaitais adopter un point de vue plus humain, anthropologique et sensible. Je m’identifie aux agents de Pôle emploi et aux demandeurs d’emploi. Mon travail n’a pas pour ambition de formuler un jugement socio-politique définitif sur l’institution Pôle emploi.
Baz'art : Même si vous évitez le film à charge, "Pôle emploi ne quittez pas" n'est pas très tendre pour la direction de l'institution, dont les exigences vont contrel'intérêt des demandeurs d'emploi et même celles des agents... Est-ce que dès le départ du projet, vous saviez que la hiérarchie allait se montrer sous un tel jour ou bien avez-vous subi cette analyse au fil de votre film et des situations qui se sont présentées à vous ?
Nora Philippe : On ne fait que deviner la manière dont la direction de l’institution fonctionne, puisque je ne la filme pas: nous restons au « petit » niveau de l’agence.
Cependant, en effet, je crois que le film fait entendre combien, de façon descendante, les (car elles sont nationale, régionale, départementale) directions obligent les agences, managers et conseillers compris,à respecter des impératifs chiffrés très nombreux et très contraignants, à tel point qu’ils deviennent impossibles à remplir. Ce n’est pas une question de tendresse, c’est une question de justesse. Pôle emploi fonctionne de la sorte, j’en ai donc rendu compte dans le film.
Baz'art : Par ailleurs, quelle a été la réaction de la direction de Pôle emploi lorsqu'elle a vu le film achevé ? Il semblerait que vous ayiez rencontré quelques difficultés, et que la direction s'est notamment estimée trahie a cherché à interdire la diffusion du film, vu l'image que celui-ci renvoyait de l'organisme...Quelle a été votre réaction par rapport à cette attitude, alors même que votre travail ne fait que capter une réalité sans manichéisme ni parti pris? Et est ce que depuis votre relation avec la direction s'est un peu pacifiée?
Nora Philippe : Ce fut une affaire complexe, désagréable, et dont certains détails m’échappent encore. Il s’agit seulement d’une partie de la direction, qui a décidé que le film en effet ne remplissait pas leurs objectifs de communication. Forcément, c’est un documentaire en immersion,indépendant. Je ne doute pas qu’ils y ont découvert certaines réalités du terrain et, surtout, une certaine liberté de parole chez leurs agents, qui ne correspondent pas à leur idéal de maîtrise.
Ce qui est impardonnable, c'est la façon dont ils ont empoisonné la relation que j’avais avec les gens que j’avais filmés en m’interdisant de leur montrer, de leur restituer lefilm, en leur disant que je leur avais menti et en leur faisant peur, puis en disant à l’extérieur que cette intervention de censure n’avait pour objectif que de protéger lesagents de la réalité du film. Argument non seulement grotesque en soi mais surtoutchoquant car révélateur d’une énième violence faite aux agents. Des excuses auraient dû êtres formulées en effet, à eux, comme à moi, et un regain de lucidité démocratique aurait été souhaitable après cet épisode. Mais, non, rien.
Baz'art : En revanche, j'imagine que la réaction des conseillers pole emploi a du être différente, tant le quotidien de leur travail est parfaitement retranscrit... A cepropos, comment avez-vous procédé pour obtenir une telle confiance de leur part, et n'ont-ils pas eu peur justement en décrivant leur réalité sans filtre, de s'opposer à la direction et de se le voir reprocher ensuite ?
Nora Philippe : J’ai passé beaucoup de temps avec eux avant et pendant le tournage. J’avais affaire à des gens courageux et critiques qui aimaient leur métier. C’est pour cela qu’ils ont participé au film. Ceux qui n’ont pas participé au film, très peu nombreux, en ont décidé ainsi soit parce qu’ils considéraient qu’ils seraient filmés en train de faire un très mauvais travail « vu nos conditions », soit parce qu’ils ne voulaient pas se faire reconnaître à l’extérieur, étant fréquemment victimes de harcèlements, soit parce qu’ils ambitionnaient une rapide progression dans leur carrière.
Baz'art : De par votre parti pris (suivre le quotidien d'un conseiller de pole emploi), les demandeur d'emplois n'apparaissent que de façon secondaire dans votrefilm, alors même qu'il constitue une entité extrêmement récurrente dans le discours du conseiller... Là encore, est ce que, dès le départ du projet, vous saviez que vous allez aussi peu filmer l'usager, et quel a été votre critère pourconserver certaines scènes dans laquelle ils apparaissent et supprimer les autres ?
Nora Philippe : Dès l’écriture du projet, j’ai fait porter le film sur le travail des agents, sur ce qui se passe derrière le guichet d’une agence. Sur ce qu’on ne voit jamais d’ordinaire. Les demandeursd’emploi apparaissent donc moins; au montage, dans des versions où ils apparaissaientplus, on perdait l’axe et la structure du film. Mais pendant le tournage, j’ai beaucoupéchangé avec eux, beaucoup filmé. Pour nourrir mon regard et mieux comprendre. Lesscènes impliquant les demandeurs d’emploi dans le film ressortent avec plus de force par là même, je crois. L’idée était justement que ces voix et ces visages marquent.
Qu’ils ne soient pas noyés dans un flot d’entretiens à répétition. Et comme vous le dites fort justement, les demandeurs d’emploi en revanche ne cessent jamais d’exister dans la parole des conseillers. C’est un fait intéressant: ils sont à la fois l’objet même de leur travail et ce qu’il faut repousser, canaliser, car il y en a trop.
Baz'art : Esperez vous que votre film puisse entrainer une prise de conscience collective et notamment des pouvoirs publics sur les dysfonctionnements de l'institution ou bien vous êtes plus dubitative vu la profondeur de ces problèmes ? Est-ce que le film a été vu -ou va être vu- par des politiciens influents qui pourraient intervenir ou bien vous n'avez pas senti d'intérêt particulier par le sujet ?
Nora Philippe : Je souhaite au plus haut point que le film serve à éclairer un peu la réflexion qu’il est aujourd’hui indispensable d’avoir sur nos administrations publiques mais aussi sur nos conditions de travail, privé et public confondu. J’espère sincèrement que le film sera vu par les gens qui ont un pouvoir de réforme. Et aussi qu’un travailleur qui ose prendre la parole sur ses conditions de travail (ou tout simplement les montrer au grand jour) ne soit jamais inquiété.
Baz'art : Après une diffusion à la TV ( sur chaine LCP fin 2013), quelle a été votre réaction lorsque vous avez appris que votre documentaire allait connaitre une sortie en salles un an après? Est ce que c'était un de vos objectifs de départ ou bien est ce un bonus qui peut offrir une autre visibilité à votre travail?
Nora Philippe : La sortie en salles était un des objectifs de départ. J’ai consacré quatre ans de ma vie à ce film. Je voulais que le film puisse rencontrer un public sur le long terme, que je puisse l’accompagner dans des débats, de Strasbourg à Montauban. C’est ce qui se passe en cemoment et les rencontres avec le public représentent à chaque fois des expériences très fortes.
Baz'art : Quel est votre prochain projet de film ? Avez-vous prévu de vous spécialiser désormais dans les services publics ou bien l'objet de votre futur film n'a rien à voir avec ce secteur ?
Nora Philippe : Oui, je vais faire la CAF en 2015, la Sécu en 2016 et l’Education nationale en 2017 ( rires)….
Non, je plaisante, évidemment. Ce film a été dur à pleins d’égards. J’ai besoin de changer d’air. En ce moment,je prépare un nouveau documentaire sur des parcours de jeunes filles et un fiction. Mais je retournerai à des films sur les institutions, car je suis très fermement convaincue que le geste documentaire dans ce type d’endroit peut produire à la fois des expériences cinématographiques passionnantes et des réflexions politiques nécessaires.
Baz'art : Merci beaucoup Nora, et je vous souhaite et bonne chance à la carrière en salles de ce effectivement indispensable Pöle emploi ne quittez pas!
Nora Philippe :De rien, et merci à vous pour vos deux articles sur le film et pour votre soutien....