[Feuilleton] « La poésie multilingue » de Jean-René Lassalle, 7/7

Par Florence Trocmé

 
Globoglossie 
 
Au terme provisoire de ce chemin en poésie dans Babel, d’autres poètes aux incises hétéroglosses comme Eugene Jolas, Joseph Guglielmi ou Ivar Ch’Vavar (tous analysés par Alain Chevrier dans sa participation au colloque de Budapest 2013 Poetics of Multilingualism – poétique du plurilinguisme) seraient bien sûr à citer. D’autres colloques (Université du Luxembourg 2014) et études (Myriam Suchet : L’Imaginaire hétérolingue, 2014), si pas exclusivement centrés sur la poésie, témoignent de l’intérêt récent pour un multilinguisme littéraire. Et l’écriture bilingue sinon multilingue est devenue plus acceptée, même dans l’espace francophone : Sheila Concari (chez Harpo&), Jody Pou (Les Petits Matins), Cia Rinne (Le Clou dans le Fer), Isabelle Sbrissa (Disdill) s’y meuvent actuellement.  
 
Un spécialiste de la littérature multilingue, K. Alfons Knauth, dans son incontournable essai pour l’UNESCO «Literary Multilingualism » (2007) note l’apparition de nouveaux aspects de la littérature mondiale dans ce qu’il appelle une « globoglossie » ou un « multilinguisme non-traduisible » puisque le traduire dans une seule langue serait détruire un aspect vital du texte.  
Mais l’on peut traduire la langue de base et laisser les autres telles quelles, ou traduire 3 langues en 3 autres ou, plus couramment, préserver le multilingue original avec une traduction monolingue en regard. 
 
Le poète norvégien Oyvind Rimbereid, dans son long poème Solaris korrigert (Solaris revisité) bricole une langue futuriste au moyen de dialecte de Stavanger, norrois, danois, écossais, anglais, hollandais. Pour sa publication en Suisse sous le titre Prostym nozhom dans la série roughbooks de Urs Engeler, le poète Bert Papenfuss n’en a pas réalisé une traduction écrasée en allemand, même expérimental : il a développé un langage similaire comportant russe, polonais, allemand, bas-allemand, moyen haut-allemand. Le résultat déconcertant ne peut être lu dans le livre édité avec l’original en face que si le lecteur fait un va-et-vient entre les deux textes de Rimbereid et Papenfuss : la traduction s’éclaire ici par l’original, et le tout est un bain de langages où résonnent des fragments de voix d’un univers de science-fiction entr’apercu. On peut écouter Rimbereid sur Lyrikline et reconnaitre les éclats d’anglais et d’allemand concassés par l’accent norvégien. 
 
Ouvrons le n°5 très « globoglosse » de la revue de poésie Chain : « Different Languages », qui recèle un poème trilingue de Michael Helsem en langues artificielles : l’espéranto, le klingon (langage extra-terrestre dans la série TV Star Trek) et le vorlin (langue inventée dans les années 1990 par un linguiste esthète, et qui a ses amateurs). Dans le même numéro extrayons deux auteures qui montrent encore quelques échappées possibles, leur langue de base traduite ici en français étant l’anglais. 
 
M.Mara-Ann, une poète électronique, utilise le langage de programmation informatique pour écrire sa poésie : 
 
Paysage psychique (extrait) 
 
˂html˃ 
˂en tête˃ 
˂titre˃ air: je comprends˂ /titre˃ 
 
˂META NOM=“mot-clé“ CONTENU = „trino“˃ 
˂META NOM= „description“ CONTENU=“capacité authentique à voir la beauté, rejette l’ordinaire, ouvrant lune, dévoilant soleil“˃ 
˂/ en tête˃ 
 
˂!-#inclure virtuel=“/inclut/esthétique inspirée.html“-˃ 
 
˂Largeur tableau=“rêves“frontière=“exalténué“espacellule=“altermondement“ 
matelassellule=“talismecs“˃ 
˂tr˃ 
˂td valigne=“doux visionnaire“˃ 
 
˂p˃ 
 
˂img src=“images/conteneur.gif“largeur=“utopie“hauteur=“sait“˃ 
˂alt=“sans limites“˃ 
 
 
Nada Gordon poète de la mouvance néo-dada US „Flarf“ dit avoir agencé en partie le poème ci-après dans un rêve, sans trop savoir dans quelle langue venaient les mots, et note malicieusement quelques traductions de la langue du Japon où elle a vécu. 
 
Absence 
 
Non-lavé 
arrive un bambi avec 
HOSOI oreilles rasées 
dans la pièce en fisheye 
 
   SAKANA 
 
Pommes mouchetées suffisance 
en barils 
 
BODO REPASSAGE– leur rose teint 
 
regards sait-tout. FUSHIGI 
son d’une chose tombant 
 
DONBURIKO DONBURIKO 
 
en bas de l’escalier. Singe blanc. 
 
L‘orgue Wurlitzer s’élève en 
champignon frêle CHONMAGE 
 
et les murs de métal sont 
lavés  
en lumière verte 
 
   ARA 
 
hosoi : fin(e,s) 
sakana: poisson 
bodo repassage: planche à repasser 
fushigi: mystérieux 
donburiko: son d’une pêche géante flottant vers l’aval 
chonmage: coiffure de samouraï 
ara: exclamation plutôt étonnée „oh“ 
 
Joindre en bouquet des langues dans une poésie, où chacune exprime un aspect différent, fut aussi peut-être inspiré par une nostalgie pour un hypothétique idiome originel commun, ou pour un « pur langage » qui serait point de convergence de toutes langues. D’autres souhaits ont joué un rôle : ouvrir la poésie à un surplus de sens, contrer la malédiction de la « confusion des langues », s’approprier le langage de l’autre, exemplifier le multilinguisme actuel dans l’art du langage. L’écriture plurilingue demande une attitude de travail envers les langues employées qui soit de préférence née d’une nécessité intérieure ou d’une pratique quelconque. Dédions ces réflexions aux nombreux polyglottes imparfaits de Babel et terminons par un multilingue : « oh »    
 
 
[©Jean-René Lassalle]  
 
épisodes précédents :  
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