Coralie SCHAUB 13 novembre 2014
A Trébrivan (Côtes d'Armor), le 7 novembre. Dans la maternité porcine, 1 000 truies donnent naissance à 23 000 porcelets par an. (Photo Fabrice Picard. Vu)
DÉCRYPTAGE
En France, l’industrialisation agricole s’accélère au mépris de l’emploi et de l’écologie. Des alternatives sont possibles.
Ferme-usine des «1 000 vaches» et bientôt des «250 000 poules» dans la Somme, maternité des «1 000 truies» en Bretagne, multiplication des retenues d’eau pour irriguer le maïs dans le Sud-Ouest… Les projecteurs sont braqués sur l’agriculture industrielle, qui se développe à marche forcée dans le monde, mais aussi en France. Inéluctable ?L’industrialisation de l’agriculture française se développe-t-elle ?
Oui. On reste loin de ce qui se passe aux Etats-Unis, où des élevages concentrent jusqu’à 30 000 bovins. Ou même de ce que font nos voisins. Mais le nombre d’éleveurs de vaches laitières en France a fondu de 58% entre 1993 et 2013, passant de 162 000 producteurs à 67 000, alors que la production de lait progressait de 5% dans le même temps… La fin des quotas en avril 2015 soumettra davantage les agriculteurs à la volatilité des cours du lait et favorisera la spécialisation des exploitations et une augmentation de leur taille. Même si, pour le lait, le troupeau moyen en France reste de 50 vaches. «Il y a aujourd’hui 7 fermes de plus de 250 vaches, mais cela va s’accélérer», prédit Laurent Pinatel, porte-parole de la Confédération paysanne. Le deuxième syndicat agricole s’oppose à l’agro-industrie, contrairement au premier, la FNSEA. Outre la dénonciation de «l’aberration économique, sociale, sanitaire et environnementale» de la ferme des «1 000 vaches», la «Conf» se mobilise aussi contre un autre projet de ferme-usine à Monts, près de Tours : un groupement agricole (Gaec) demande l’autorisation de passer à 420 vaches, en plus des 1 200 chèvres déjà sur place. La concentration est donc réelle, qui suit celle des terres agricoles (en 1955, 80% des fermes françaises comptaient moins de 20 hectares, contre 80 hectares en moyenne aujourd’hui). Parallèlement, les empires hexagonaux de l’agrobusiness s’étendent. A l’image du groupe coopératif InVivo (trading de céréales, médicaments et aliments pour animaux, vente de semences, de pesticides…), qui veut porter ses ventes de 6 à 12 milliards d’euros d’ici à 2025. Ou de Sofiprotéol, holding dirigé par Xavier Beulin, le président de la FNSEA, qui pèse près de 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires (huiles de colza, tournesol et soja, agrocarburants, alimentation animale…).Pourquoi cette tendance ?
La politique agricole commune (PAC) favorise la concentration, puisque le montant des aides directes reste très lié à la taille des exploitations. En France, en 2011, 13% d’entre elles ont perçu 44% des subventions européennes. En cause, aussi, la spéculation. «Des logiques purement financières conduisent à la concentration de terres, de capitaux et de fermes. La plus-value est captée par les banques ou la grande distribution, et les agriculteurs sont pris dans l’engrenage de l’endettement et dans une fuite en avant : pour rembourser, il faut produire toujours plus», constate Maxime Combes, d’Attac. Et de craindre que l’accord de libre-échange Tafta, en cours de négociation entre l’Europe et les Etats-Unis, ne renforce cette logique et l’emprise des multinationales. Ajoutez à cela l’ambiguïté du gouvernement qui, officiellement, promeut l’agro-écologie (un modèle plus durable) mais simplifie dans le même temps les démarches pour agrandir les élevages (créer ou agrandir un élevage jusqu’à 2 000 porcs ne nécessite plus d’autorisation).Quelles conséquences ?
«Chaque fois qu’une ferme grossit, on perd de l’emploi, s’alarme Laurent Pinatel de Confédération paysanne. 20 fermes de 50 vaches, c’est plus de 40 emplois. Une ferme de 1 000 vaches, c’est quatre fois moins et une qualité de travail dégradée.» Qui dit production intensive dit aussi pollution de l’eau et des sols. Et impacts sur la santé (lien entre pesticides et certains cancers, notamment). Ce qui coûte cher à la collectivité. «Rien que pour l’eau, le coût des pollutions agricoles est estimé à 1,5 milliard d’euros par an pour les ménages - surcoût de l’eau du robinet et eau en bouteille - et à 54 milliards d’euros pour le traitement des excédents - l’eutrophisation des milieux, les algues vertes… Sans compter la dépollution des eaux souterraines», déplore Amandine Lebreton, de la Fondation Nicolas-Hulot.Ce modèle est-il inéluctable ?
«Il n’y a pas d’alternatives», affirment les tenants du productivisme. Faux, répond l’agronome Pablo Servigne. Il n’y aurait d’ailleurs pas le choix : «Il faut faire le deuil de ce système industriel, qui est en réalité déjà mort», écrit-il dans Nourrir l’Europe en temps de crise (1). Car sous son apparente puissance se cache une extrême fragilité, en grande partie liée à sa dépendance au pétrole (pesticides, machines, transport…) : «En 1940, avec une calorie d’énergie, on produisait 2,3 calories de nourriture. Aujourd’hui, il faut 7,3 calories d’énergie pour produire une calorie de nourriture.» Pas très viable, l’énergie étant appelée à se renchérir. Idem pour l’eau. L’auteur plaide donc pour la «construction urgente de systèmes résilients» : «Chaînes d’approvisionnement plus courtes, productions agricoles plus diversifiées, agriculture urbaine ou rurale intensive en main-d’œuvre et en connaissance, mais sobre en énergie.» Bonne nouvelle, cela existe déjà. Jean-Claude Bévillard, de France Nature Environnement, cite les fermes récompensées par «les trophées de l’agriculture durable» du ministère de l’Agriculture : «Elles sont rentables, ont un niveau d’emploi important, ne sont pas forcément en bio mais les élevages sont surtout alimentés avec des céréales de la ferme, ce qui les rend moins dépendants des cours mondiaux.»Quentin Delachapelle, céréalier dans la Marne et vice-président des Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural (Civam), a divisé ses coûts de production par deux en changeant de pratiques : «La rotation des cultures permet de préserver la qualité des sols et de dépenser moins en engrais. Mais toute l’organisation du système sert le productivisme.» Les alternatives ne sont pas encouragées, au contraire. «Il n’y a pas de fatalité, les politiques ont orienté le système dans un sens. Les 10 milliards d’euros de la PAC peuvent le réorienter», espère Laurent Pinatel. Pour Amandine Lebreton, «on est à un carrefour. La France ne gagnera pas la course au productivisme. Mais elle peut être compétitive sur des produits à haute valeur ajoutée. La commande publique peut servir de levier : des cantines ont réussi à coût constant à offrir 40% de bio car elles ont réduit le gaspillage - un tiers de ce qui est produit dans le monde est jeté ! - et proposent un peu moins de viande et un peu plus de protéines végétales. S’alimenter, ce n’est pas juste remplir son ventre, c’est le remplir bien pour ne pas être malade». Au consommateur, aussi, d’y réfléchir.
(1) Ed. Nature et Progrès.
Coralie SCHAUB