Francesco Trevisani (Capodistria, 1656-Rome, 1746),
Le Christ mort soutenu par deux anges, c.1710
Huile sur toile, 130,8 x 97,2 cm, New York, The Metropolitan Museum of Art
[image en haute définition ici]
Depuis qu'elle a retrouvé la faveur des interprètes, la musique de Jan Dismas Zelenka ne cesse de conquérir les audiences, au disque comme au concert, à tel point que certains ensembles tchèques se sont presque spécialisés dans son interprétation, comme le Collegium 1704 et surtout le remarquable et trop peu connu, en grande partie à cause d'une distribution déficiente, Ensemble Inégal. Les Lamentationes Jeremiæ Prophetæ ZWV 53 font sans doute partie de ses partitions les plus fréquemment enregistrées sans qu'aucune version ne soit réellement parvenue à s'imposer ; c'est aujourd'hui au Collegium Marianum, lui aussi basé à Prague, de nous en livrer sa vision.
Zelenka composa son principal cycle de Lamentations en 1722 (il existe également trois leçons pour le Samedi saint, ZWV 54, écrites un an plus tard pour alto, ténor, basse et basse continue, d'une grande sobriété et très liées au chant grégorien) pour la cour catholique de Dresde, cité dans laquelle il s'était installé depuis une dizaine d'années en qualité de joueur de violone et où il devait connaître une carrière en demi-teintes, le plus clair symbole de la difficulté qu'il eut à s'imposer étant son échec, malgré l'énergie qu'il déploya pour y parvenir notamment en s'illustrant par ses capacités de compositeur, à se faire nommer Kapellmeister de la Chapelle royale à la mort de Johann David Heinichen en 1729, ce poste échéant finalement en 1733 à Johann Adolf Hasse, sur lequel le roi Friedrich August I et son successeur fondaient les espoirs de rayonnement opératique de leur ville. Il n'est guère étonnant, dans ces conditions, que Zelenka soit, sans jamais rompre avec la cour de Dresde, allé chercher meilleure reconnaissance ailleurs, à Prague en particulier, où on sut lui faire bon accueil, comme le démontrent, entre autres, le succès de son Melodrama de Sancto Wenceslao ZWV 175 qui y fut créé en 1723 ou la présence d'un manuscrit attestant d'une exécution de sa Missa nativitatis Domini ZWV 8 en 1736.
Telles qu'elles nous ont été transmises, les Lamentationes Jeremiæ Prophetæ de Zelenka sont incomplètes puisque seules deux des trois leçons pour chaque jour ont été mises en musique. Elles emploient trois solistes vocaux (alto, ténor, basse) et un orchestre réduit, pour les Mercredi et Jeudi saints, à une paire de hautbois, cordes et basse continue, qui s'élargit, pour le Vendredi saint, à deux flûtes et deux violoncelles dans la première leçon, et à un violon soliste, chalumeau et basson dans la seconde, cet ensemble instrumental qui, littéralement, reprend des couleurs pouvant sans doute se lire comme un symbole de la Résurrection qui va bientôt survenir, cette certitude, pour le croyant, étant encore soulignée par l'emploi de tonalités douces comme la majeur et fa majeur, cette dernière refermant le cycle sur une atmosphère où la voix d'alto (symbolisant souvent celle de l'âme) fait souffler un apaisement confiant, encore souligné par les sonorités chaleureuses du chalumeau. Les quatre leçons précédentes présentaient plus de gravité, et ce n'est certainement pas complètement par hasard que Zelenka débute et clôt ce que la similarité de sa distribution conduit à percevoir comme un ensemble à part entière avec la voix de basse et des tonalités mineures, respectivement ut et sol, comme s'il souhaitait sertir les leçons « centrales » en majeur, pour alto en fa et pour ténor en si, empreintes d'une résignation presque douce dont les larmes ruissellent suavement, dans un cadre plus sombre et dramatique. Tout au long de ces Lamentations, le compositeur fait montre de l'habileté de coloriste, y compris lorsqu'il se cantonne à une palette relativement restreinte, mais aussi de la théâtralité qui le rendent aujourd'hui si prisé ; les lettres hébraïques se voient ainsi enluminées avec science et volubilité (deux exemples saisissants sont Jod, dans la Première leçon du Jeudi, qui fait songer au début d'une aria, et Samech, dans la Deuxième leçon du même jour, avec son hautbois obligé), tel mot est illustré par un madrigalisme (sur amaratudine, par exemple, dans la Première leçon du Mercredi), telle modulation vient subitement apporter sa touche de dolorisme ou de lumière. Ce qui, enfin, retient particulièrement l'attention dans cette œuvre est qu'en observant la relative retenue qui sied à sa destination sacrée, elle fait une belle place au style galant qui renforce considérablement son pouvoir de séduction ; si les quatre premières leçons ne s'en privent pas à l'occasion, les deux dernières regardent, elles, souvent et résolument du côté du monde profane avec une ligne vocale parfois clairement opératique qui dialogue sans complexe avec les instruments obligés, ces derniers multipliant, de leur côté, les passages ornés ou concertants. On a donc ici une démonstration supplémentaire de la perméabilité permanente entre deux univers que nos sensibilités modernes nous portent à considérer comme distincts alors qu'ils étaient plus étroitement mêlés par le passé.
Le Collegium Marianum, dirigé par la flûtiste Jana Semerádová, a mis les petits plats dans les grands pour enregistrer les Lamentations de Zelenka, en convoquant trois chanteurs bien connus dans le monde de la musique baroque avec lesquels l'ensemble a déjà collaboré par le passé, au disque comme au concert. S'il est globalement de bon niveau, le résultat n'est toutefois pas entièrement convaincant. En effet, si on ne trouve pas grand chose à reprocher à la basse Tomáš Král, dont la légèreté de timbre et la souplesse vocale trouvent ici un terrain idéal pour s'exprimer, et surtout au contre-ténor Damien Guillon dont les interventions exemptes de maniérisme, la netteté du phrasé et la voix chaleureuse doivent être saluées, le ténor Daniel Johannsen m'a semblé assez souvent en difficulté face aux exigences de la partition, avec pour conséquence des inégalités de registre et des crispations, en particulier dans les aigus, ce qui est d'autant plus dommage que ses bonnes intentions et son investissement dans ce projet sont, comme ceux de ses partenaires, patentes. La prestation de l'orchestre est, elle, de très bon niveau, avec toute la fermeté souhaitable dans l'articulation, des contrastes bien ménagés sans être exagérément surlignés et des couleurs séduisantes. Il me semble que Jana Semerádová et ses musiciens ont trouvé la bonne pulsation, un peu plus soutenue que celle de la déjà ancienne version de René Jacobs (DHM, 1983), et la juste densité pour rendre compte du caractère à la fois dramatique et galant de cette œuvre. Avec un plateau vocal plus équilibré, il ne fait guère de doute que leur lecture intelligente – l'idée de proposer chaque leçon manquante en plain-chant est judicieuse, car outre la respiration qu'elle ménage, elle rappelle l'univers des chronologiquement toutes proches Leçons pour le Samedi saint ZWV 54 mais aussi des Responsoria ZWV 55 – et incarnée se serait imposée en tête de la discographie. J'engage cependant le mélomane curieux de ce répertoire à ne pas négliger de prêter une oreille attentive à cette réalisation, car le plaisir qu'elle procure demeure nettement supérieur à la frustration qu'elle engendre parfois.
Jan Dismas Zelenka (1679-1745), Lamentationes Jeremiæ Prophetæ ZWV 53
Damien Guillon, contre-ténor
Daniel Johannsen, ténor
Tomáš Král, basse
Collegium Marianum
Jana Semerádová, direction & flûte traversière
1 CD [durée totale : 74'15"] Supraphon SU 4173-2. Ce disque peut être acheté chez votre disquaire ou en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Seconde Lamentation pour le Mercredi Saint
(fa majeur, contre-ténor, deux hautbois ripieno, cordes & basse continue)
2. Seconde Lamentation pour le Jeudi Saint
(sol mineur, basse, deux hautbois, cordes & basse continue)
Illustrations complémentaires :
Bernardo Bellotto, dit Canaletto (Venise, 1721-Varsovie, 1780), Dresde vue de la rive droite de l'Elbe, 1748 (détail). Huile sur toile, 133 x 237 cm, Dresde, Gemäldegalerie Alte Meister (tableau complet et en haute définition en cliquant sur l'image ou en suivant ce lien)
La photographie du Collegium Marianum est de Lukáš Kaderábek pour Supraphon.