Pour Etienne Balibar, « sans doute le communisme tel qu’il a été défini par Marx, par Engels et par leurs successeurs, est un aspect central, un moment déterminant de la constitution, de la définition, de la description même de l’idée communiste et en forme une partie tout à fait essentielle. Il n’est pas du tout dans mon esprit de renier cette idée. Cependant, je pense que les circonstances historiques dans lesquelles nous nous trouvons conduisent au minimum à relativiser l’importance que nous apportons au moment marxiste dans l’histoire du communisme. Cela nous oblige à prendre conscience que sur la longue durée, il y a eu des conceptions du communisme avant Marx. Il y a une très importante et décisive conception du communisme chez Marx - et il serait intéressant de voir comment Marx l’a adoptée, après avoir hésité entre communisme et socialisme -, et peut-être y aura-t-il encore du communisme après Marx, qui ne sera pas exactement le même. C’est dans cette perspective que je voudrais me placer... »
Je pense qu'il est utile, sinon indispensable, de prendre connaissance du propos de Etienne Balibar et d'engager, ou poursuivre, le débat.
Michel Peyret
"Communisme" et "Liberté" peuvent-ils faire bon ménage ?
07 JUIN 2014 | PAR COMMUNISTES-UNITAIRES
Comment interpréter le "et" dans l’intitulé "Communisme et Liberté" ? Voici les principaux extraits d’une conférence du philosophe Etienne Balibar, dans le cadre du séminaire "Communisme de seconde génération" de Montluçon. Cela ouvrira-t-il un débat ?
Abstraitement parlant, il y a plusieurs possibilités. On peut se dire que "communisme" et "liberté" sont deux notions distinctes, qu'il s’agit d’essayer d’en opérer la jonction, de les relier entre elles comme pour "communisme" et "démocratie", ou pour d’autres exemples auxquels on pourrait penser. On peut aller jusqu’à imaginer qu’à la limite, ce sont deux contraires et qu’il faudrait arriver à trouver une sorte d’unité des contraires ou de solution dialectique - c’est peut-être en partie ce que l’histoire impose dans certaines circonstances. À l’autre extrême, il y a la possibilité formelle de penser que ces deux noms désignent la même chose, c’est-à-dire que, fondamentalement, le communisme, c’est la liberté, ou peut-être une forme particulièrement concrète des droits formels et des droits réels, une forme effective de réalisation de la liberté ou de maximisation de la liberté dans la société et dans l’histoire. C’est probablement ce que pensait Marx.
Pour lui, l’idée que "communisme" et "liberté" puissent représenter deux termes opposés aurait sans doute paru absurde, même s’il était conscient du fait que d’autres se revendiquaient aussi de la liberté. Pour lui, la vraie liberté, c’était le communisme. Alors, quand on est en face de l’histoire, qui n’est pas purement et simplement - et ce n’est pas mon point de vue - l’histoire d’une trahison ou l’histoire d’une perversion, ne nous contentons pas de cette explication que le communisme s’est identifié avec la dictature, ou avec le despotisme de l’autre côté du fameux rideau de fer dans les pays socialistes, alors que, chez nous, il serait resté parfaitement fidèle à son idéal ou à son idée théorique.
Les choses ont été beaucoup plus compliquées que cela et il est même, à la limite, très difficile de savoir dans quel sens se sont exercées les influences les plus nocives. Bien sûr, j’appartiens à une génération qui n’était pas celle des fondateurs du Parti communiste français, du Front populaire, de la Résistance ou de la Libération, génération qui est venue au communisme dans les années du Gaullisme, en particulier dans la période des combats anti-colonialistes. Certains avaient tendance à l’époque à penser que la grande responsabilité, c’était l’imitation du modèle soviétique. Je pensais déjà et je continue à penser qu’il y avait des causes endogènes qui n’étaient pas simplement liées à l’influence du grand frère de l’Est, mais aussi au déficit démocratique à l’intérieur du PCF. D'une certaine façon, depuis cette époque, je n’ai jamais cessé d’essayer, avec beaucoup d’autres, de réfléchir à cette question en me demandant à quel niveau ces causes devaient être localisées.
Pour moi, cela n’a jamais été pour pointer la responsabilité de tel ou tel dirigeant. Il s’agissait de comprendre pourquoi la logique de fonctionnement d’une organisation qui était essentiellement (et qui est restée) l’organisation destinée à soutenir les luttes d’émancipation des exploités, de la classe ouvrière et d’autres autour de la classe ouvrière, pouvait néanmoins produire en son sein ce résultat hautement paradoxal et finalement, totalement contre-productif. Pourquoi une organisation qui cherchait à démocratiser et à libérer ou à émanciper la société capitaliste environnante pouvait-elle fonctionner à bien des égards en interne de façon moins démocratique que la société qu’elle prétendait changer ?
Je me rends bien compte que c’est problématique parce que, dans le même temps, cette organisation ou cette tradition d’organisation des partis communistes formait la culture communiste. Il y a autour de cette organisation tout un tissu d’associations, de militantisme syndical, plus ou moins influencés, sinon dirigés par le Parti – ce que les fameux textes de Staline décrivaient comme les "courroies de transmission" du Parti (une métaphore terrible). Le Parti était un lieu extraordinaire de socialisation, de libération, de solidarité, d’accès à la politique pour des masses de citoyens, d’ouvriers et aussi de paysans et même des intellectuels que la société bourgeoise, telle que nous la connaissons, exclut de la politique ou qu’elle considère comme partie négligeable. Là encore les choses ne sont pas en blanc et en noir d’une façon absolue, mais c’est ce qui rend le questionnement ou l’interrogation d’autant plus indispensable.
Je voudrais essayer de développer cette interrogation sur deux plans parallèles : d’une part sur l’idée communiste (ou l’hypothèse communiste, selon Badiou), d’autre part sur la question du mouvement réel qui abolit l’état des choses existant, en soulignant que ce mouvement n’est pas une idée mais un fait historique et que, s’il est plein de contradictions, celles-ci doivent requérir notre attention au premier chef.
En ce qui concerne le premier point, l'idée que j’ai développée, et à laquelle je tiens de plus en plus, correspond à l’hypothèse suivante. Sans doute le communisme tel qu’il a été défini par Marx, par Engels et par leurs successeurs, est un aspect central, un moment déterminant de la constitution, de la définition, de la description même de l’idée communiste et en forme une partie tout à fait essentielle. Il n’est pas du tout dans mon esprit de renier cette idée. Cependant, je pense que les circonstances historiques dans lesquelles nous nous trouvons (1) conduisent au minimum à relativiser l’importance que nous apportons au moment marxiste dans l’histoire du communisme. Cela nous oblige à prendre conscience que sur la longue durée, il y a eu des conceptions du communisme avant Marx. Il y a une très importante et décisive conception du communisme chez Marx - et il serait intéressant de voir comment Marx l’a adoptée, après avoir hésité entre communisme et socialisme -, et peut-être y aura-t-il encore du communisme après Marx, qui ne sera pas exactement le même. C’est dans cette perspective que je voudrais me placer.
Pour que cette hypothèse ait un fondement solide, il faut dire deux choses. Premièrement, rien de ce qui a surgi dans l’histoire ne disparaît purement et simplement. Il y a le mot communisme - il faudrait avoir le temps de faire l’historique de ce mot - qui sert en quelque sorte de transmission de témoins entre les moments successifs. Il y a un long intervalle d’oubli ou de latence, et cela resurgit, et c’est autour de ce mot là que ça se passe. Rien de ce qui a surgi dans l’histoire ne disparaît, n’est éternel et ne continue indéfiniment à remplir exactement la même fonction.
Pour fixer les idées, il y a eu trois moments de l’histoire du communisme, de l’idée communiste dans le monde occidental (pour l’instant je laisse le reste du monde, bien que ce soit de plus en plus fondamental). Le premier grand moment de l’invention du communisme se situe au Moyen-Âge. C’est le moment des Franciscains, de Saint-François d’Assise. Cette idée revient aujourd'hui dans toute une partie du monde, et pas seulement en Europe. Cela a commencé en Amérique latine avec la théologie de la libération et cela continue avec des exemples qu'on peut prendre dans notre environnement immédiat, chez des philosophes tel Tony Negri, qui est le "porte-parole" de l’idée communiste. Quel est le mot clé de la conception communiste des Franciscains, qui a valu aux plus extrêmes d’entre eux le bûcher ? C’était l’idée de la pauvreté chez les Franciscains.
La pauvreté n’est pas une notion péjorative, ce n’est même pas une notion misérabiliste : les pauvres dont parlent les textes des Franciscains ne sont pas ceux qui mendient (ou, s’ils le font, c’est par choix), ni ceux qui se trouvent réduits aux conditions d’existence les plus misérables (ce n’est pas le paupérisme). Ce sont ceux qui renoncent à la propriété privée, non pas pour ne rien posséder du tout mais pour pouvoir partager, mettre en commun. Et c’est là, naturellement, que les Franciscains sont allés chercher des formules extraordinaires qui figurent dans l’Évangile ou chez Saint-Paul : « N’ayant rien en propre, ils possèdent tout. » Ils possèdent le monde entier : tout est à leur disposition, tout ce qui est produits consommables, tous les biens culturels, tous les biens matériels… par la vertu de l’échange. Naturellement, cela va avec un communautarisme, avec l’idée d'une communauté extraordinairement exigeante et peut-être même oppressante. Ne me faites pas dire que cet idéal est purement et simplement libératoire ; déjà, à ce moment là, on voit que l’idée communiste, à côté de sa vertu émancipatrice ou libératrice, peut posséder aussi une face noire, en tout cas comporter des abîmes dans lesquels la tentative de réalisation la précipitera.
Une deuxième idée communiste est celle de Babeuf, des blanquistes. Marx a beaucoup hérité de cette idée, qui d'ailleurs est dans le Manifeste : il y a toute une série de formules qui en proviennent directement, l’idée de "dictature du prolétariat" ou des "moyens despotiques". C’est une idée essentiellement fondée sur l’égalité. Ce n’est pas incompatible avec la pauvreté, mais ce n’est pas la même chose. D’abord, c’est une idée politique plutôt qu’une idée sociale, communautaire. Elle est très profondément enracinée dans la tradition du communisme français. Il y a une composante égalitariste très forte. Elle resurgit aujourd’hui de façon très intéressante chez quelques-uns des intellectuels ou des militants qui nous entourent, pour qui le communisme, c’est avant tout cela. C’est là que se pose sous la forme la plus aiguë la question de savoir s’il y a une contradiction entre l’égalité et la liberté.
Autrement dit : l’égalité peut-elle être imposée par des moyens dictatoriaux ? Blanqui ou Babeuf n’étaient pas complètement étrangers à cette idée, dont le marxisme a hérité. C’est une question difficile sur laquelle Jacques Anciel est le philosophe qui insiste le plus. C’est aussi une tradition qui a été très puissante dans l’anarchisme ou dans le proudhonisme.
Inutile de dire que dans une société comme la nôtre, où les inégalités augmentent de façon exponentielle, où ces inégalités se traduisent non seulement en termes de biens de consommation ou de conditions d’existence mais aussi en termes d’accès au pouvoir et de maîtrise des conditions de sa propre vie, l'idée d’égalité ou la composante égalitariste me semble plus que jamais fondamentale. Cependant, Marx avait sur ce point une position qui était complexe. Il n’était pas un grand fanatique de l’égalitarisme tout court. Ainsi, l’idée que la seule forme démocratique radicale est celle dans laquelle tout individu, indépendamment de ses capacités, doit accéder exactement de la même façon aux responsabilités et à la parole publique n’est pas centrale chez Marx, sauf dans les passages où il s’intéresse à la démocratie directe, quand il traite de la Commune de Paris, complètement inscrite dans cette tradition.
Qu’est-ce qui était propre à Marx, même s’il avait gardé quelque chose de l’idée du partage ou de la communauté, ou l’idée d’égalité ? C’est ce qui a été désigné sous le nom de socialisme. On peut et on doit discuter longuement de la nuance, de la différence de sens, mais il reste que le communisme de Marx, c’est le communisme du mouvement ouvrier qui lutte contre l’anarchie de la production capitaliste, et contre le despotisme du Capital. Il est profondément lié à l’idée de la socialisation des moyens de production, à la mise en commun de leur organisation et à la planification de la production
Il ne fait pas de doute à mes yeux que certaines des racines de la dégénérescence soviétique se trouvent dans l’adoption de formes politiques centralisées qui ont reproduit à l’intérieur du Parti le monopole du pouvoir qui existait du côté de l’État, au nom de l’efficacité.
Si l’État des bourgeois est hautement centralisé, il faut que le parti des révolutionnaires soit, lui aussi, centralisé pour qu’il ait la discipline de l’armée. Lénine l'a écrit. Mais il y avait l’autre aspect de la question du communisme marxiste, qui a combiné l’élément de libération et d’émancipation. La face noire, ou le négatif, c’était évidemment l’idée que la production moderne va vers la socialisation, la centralisation, la planification la plus élevée possible et que le communisme représenterait encore un élément supplémentaire. Or, ce qui s’est passé, c'est que le capitalisme a inventé lui-même ses formes de centralisation, de socialisation, en particulier celles qui dépendent du capitalisme financier. Il a su surmonter d’une certaine façon l’anarchie de la production. Il a trouvé des formes de régulation pour une certaine période au moins, en face desquelles la planification socialiste ou soviétique, au lieu de faire figure d’avancée, a fait figure de régression.
Quelle pourrait être l’idée directrice d’un quatrième communisme ? Un communisme qui ne soit ni celui de la pauvreté, ni celui de l’égalité, ni celui de la société ou de la socialisation, même s’il en conserve quelque chose en essayant d’en maîtriser les incertitudes et les contradictions. Je suis tenté de dire que c’est un communisme de l’individualité ou de l’individualisation. C'est paradoxal au premier abord parce que le nom même de communisme évoque pour beaucoup d’entre nous la résistance à l’individualisme, la résistance à l’atomisation des individus. Il y a des textes célèbres dans lesquels Marx s’en prend avec violence à l’individualisme bourgeois à cause de l’utilisation que le Capital fait d’une certaine notion de la liberté individuelle, négative, liberté de la concurrence. La fameuse phrase de Rosa Luxemburg : « Qu’est ce que c’est que la liberté dans le régime bourgeois ? C’est la liberté du renard libre dans le poulailler
Dans les textes de Marx, il y a aussi l’autre idée que le communisme ouvrira une possibilité d’épanouissement de l’individu. Cette question, très abstraite chez Marx, on est obligé de la poser aujourd’hui de façon plus concrète parce qu’il existe une grande contradiction de la société d’aujourd’hui, que la crise dans laquelle nous vivons aggrave de façon dramatique : se manifeste aujourd’hui de façon dramatique la destruction des conditions de l’autonomie et de la liberté individuelle (notamment parmi la jeunesse, à cause du chômage de masse, à cause de la dégradation des institutions d’enseignement, des services publics, des services culturels), alors que les conditions sociales permettant aux individus de se réaliser eux-mêmes, donc de disposer d’une certaine autonomie, se sont développées. Si vous abolissez la possibilité d’une certaine autonomie des jeunes, celle de trouver leur chance dans la société, vous produisez ce que le sociologue Robert Castel appelle de la désafiliation, ou de l’individualité négative. L’individu est alors sommé de se comporter en permanence comme un petit entrepreneur de sa propre vie, négociant ses diplômes ou sa force de travail sur tel ou tel marché, alors qu'en réalité, on l'a privé de toutes les conditions sociales de son indépendance et de sa maîtrise de soi.
C’est sur ce terrain là qu’il faut trouver des alternatives. Elles ne consistent pas purement et simplement dans la défense des institutions qui sont attaquées en ce moment par le néo-libéralisme, même si c’est très important. Il y a du nouveau à inventer sur ce terrain à partir des résistances, des luttes, à partir de l’imagination de ceux qui sont concernés au premier chef. Voilà au fond ce que je voulais suggérer et interpréter pour ma part : la notion de mouvement réel du communisme qui abolit l’état des choses existant. Je ne tiens pas trop à l’idée de "société communiste" : je ne sais pas si elle existera ou n’existera pas. En revanche, je tiens beaucoup aux luttes de la société, aux solidarités qui se créent contre les effets du néo-libéralisme. Il y a un communisme pratique qui recueille quelque chose de ses vieux idéaux : la pauvreté, l’égalité, la socialisation, mais qui essaie de rajouter du nouveau pour aujourd’hui et pour demain.
Conférence prononcée dans le cadre du séminaire "Communisme de nouvelle génération", à Montluçon, en 2011. Ce séminaire est animé par un collectif (voir les annonces des séances surwww.communistesunitaires.net, rubrique "Communisme"). Merci à Pierre Goldberg pour son aide à la publication de cette intervention.
Etienne Balibar, un marxien non aligné
Le philosophe Etienne Balibar (1) est connu notamment pour ses réflexions concernant le peuple et la citoyenneté
1. fr.wikipedia.org/wiki/Étienne_Balibar
Intervention remise en forme par la rédaction de Cerises, 6 juin 2014
1. « Fin du grand cycle historique de luttes ouvrières, qui avait commencé avec le Manifeste et les révolutions de 1848 et qui s’est achevé avec l’effondrement du système socialiste de type soviétique ou sa transformation en autre chose, c’est-à-dire fondamentalement en un système de capitalisme autoritaire entrant en compétition sur le marché mondial aujourd’hui avec le reste du capitalisme mondial. »
Dossier de Cerises n° 221