NOS ANGLAIS
Voici un journal de voyage
Trouvé par hasard dans un train. Je l’ouvris
Et j’en copie ici
Les dernières pages :
Ier février
Menton, capitale des poitrinaires,
Célèbre par ses tubercules pulmonaires.
Ces tubercules ne poussent pas dans la terre.
Mais dans l’homme…qui engraissera la terre.
Je cherche un hôtel.
On m’indique le Grrrrand Hôtel.
Ma chambre donne sur la rade.
Je sors. Je croise des malades
Promenés par des gens qui ont l’air de s’ennuyer.
Sept heures. Je vais dîner.
Le couvert est mis dans une vaste salle
Les uns après les autres, les clients s’installent.
Voici d’abord un Anglais,
Grand, maigre, rasé.
Il ne parait pas folichon.
Il me salue discrètement.
Je lui rends sa politesse de la même façon.
Entrent maintenant : trois dames, trois Anglaises,
La mère et ses deux filles assurément.
Elles portent sur leur tête un œuf à la neige.
Ces deux filles
Sont vieilles comme leur mère.
La mère
Est vieille comme ses filles.
Toutes les trois sont hautaines, minces, plates,
Leurs dents tournées vers l’extérieur
Font peur
Aux escalopes servies avec des pâtes.
Arrivent d’autres habitués,
Tous Anglais.
L’un d’eux est rouge et gros,
Avec des favoris roux ardent.
Je m’aperçois que les couvre-chefs-gâteaux
Sont en tulle mousseux blancs…
Toutes ces dames ont l’air
De conserves au vinaigre,
Bien qu’il y ait, parmi elles, cinq jeunes filles
Pas trop laides, mais plates, sans espoir visible.
Je songe aux vers de Louis Bouilhet :
Qu’importe ton sein maigre, ô mon objet aimé.
On est plus près du cœur quand la poitrine est plate ;
Et je vois comme un merle en sa cage enfermé,
L’amour entre tes os, rêvant sur une patte !
Surviennent aussi deux jeunes messieurs
Avec femmes et enfants. Ce sont des pasteurs.
Ils ont l’air plus sérieux que nos curés !
Dès que les convives sont au complet,
Le pasteur-chef prononce en anglais
Une sorte de long bénédicité.
La nourriture se trouvant consacrée
Au Dieu d’Albion, ils commencent à diner.
Les femmes sont roides et gourmées.
Le maître-pasteur
Cause à son voisin, le sous-pasteur.
Comme j’entends un peu l’anglais,
Je remarque avec stupéfaction
Qu’ils reprennent leur conversation
Sur les textes bibliques, commencée
Avant le dîner :
Je répandrai
De l’eau pour celui qui est altéré.
A dit Isaïe. Je l’ignorais.
J’ignorais aussi les vérités émises par Jérémie,
Malachie, Ezéchiel, et Gagachie :
Que celui qui a faim
Demande à manger.
L’air appartient
Aux oiseaux comme la mer aux poissons.
Le figuier produit des figues et le palmier
Des dattes. L’homme qui n’écoute pas
Ne retiendra pas.
Combien plus vaste et plus profond
Est notre grand Henry Monnier
Qui a fait sortir de la bouche d’un seul homme,
De l’immortel Prudhomme,
Plus de vérités
Que n’en ont répandues
Tous les prophètes réunis.
Lui, en face de la mer, s’écrie :
C’est beau l’océan, mais que de terrain perdu.
Ce sabre est le plus beau jour de ma vie.
Je m’en servirai
Pour défendre le Gouvernement
Et, au besoin, pour l’attaquer.
Le dîner fini,
On passe au salon silencieusement.
Soudain une dame s’installe an piano.
Je pensai : ‘’Ah ! un peu de miousique. Bravo !’’
Un affreux cantique est entamé.
Les femmes piaillaient.
Les vitres tremblaient.
Le chien de l’hôtel hurlait.
Je sortais.
Deux heures après, je rentrais.
…Les Anglais n’avaient pas fini de chanter.
En montant me coucher, je fredonnais :
’’ Je plains le Seigneur, Dieu d’Albion
Dont on chante la gloire au salon.
Si le Seigneur a plus d’oreille
Que son peuple fidèle,
S’il aime le talent, la beauté,
La grâce, l’esprit, la gaîté,
La bonne musique,
L’excellente musique,
Je plains le Seigneur
De tout mon cœur.’’
2 février.
Aussitôt levé, je demandai au patron :
-« Ce soir, les Anglais,
Vont-ils recommencer
Leur épouvantable distraction ? »
Il me répondit en souriant :
-« Oh ! non. Le dimanche seulement. »
Je pensais : ‘’Rien n’est sacré pour un pasteur,
Ni le sommeil du voyageur,
Ni son dîner, ni son oreille ;
Mais veillez à ce que chose pareille
Ne recommence pas, ou bien
Sans hésiter, je prendrai le premier train.’’
Le soir venu, j’assiste au même bénédicité.
Et au salon, à la fin du dîner,
La pianiste se met à jouer un quadrille.
Et voilà que dansent les jeunes filles
Les œufs à la neige tournent,
Tournent, tournent…
Et après le quadrille, une polka.
J’aime mieux ça !
3 février
Promenade. Ce pays est admirable.
Au dîner, je cause avec ma voisine de table.
Elle ne me répond pas (usage anglais ?)
Dans la soirée, bal anglais.
4 février
Excursion à Monaco.
Le soir : bal anglais.
J’y assiste en pestiféré.
5 février
Excursion à San Remo.
Le soir : bal anglais. Ma quarantaine s’éternise.
6 février
Excursion à Nice.
Le soir : bal anglais. Je décide
D’aller me coucher.
7 février
Excursion à Cannes (voir les guides).
Le soir : bal anglais. Je bois du thé.
8 février
Dimanche.
Grande revanche.
Je les attendais, ces gueux d’Anglais.
Je me glisse au salon avant le dîner,
Et mets dans ma poche la clé du piano.
Puis je dis au serveur :
-« Claudio,
Si messieurs les pasteurs
Demandent la clé,
Vous leur direz
Que je l’ai prise et vous les prierez
De venir me trouver. »
Après le dîner,
La tribu se dirige vers le piano.
Elle est atterrée.
Les œufs à la neige sont prêts de s’envoler.
On me regarde avec des yeux indignés.
Les pasteurs m’interpellent bientôt :
-« Mosieu, on me avé dit que vô avé
La clé de la piano.
Les dames les vôdraient
Pour nous les cantiques chanter. »
-« Je comprends la situation
Mais c’est une profanation
Que vous commetez.
On ne chante pas la gloire de Dieu
En s’accompagnant
D’un instrument
Qu’on a, la veille, utilisé
Pour distraire jeunes et vieux. »
Les pasteurs, abasourdis, se retirèrent
Et, sans piano, firent chanter
Leurs terribles prières
9 février
À la demande des Anglais,
Le patron de l’hôtel vient de me donner congé.
J’aperçois les pasteurs et vais droit sur eux :
-« Je serais désireux
De vous soumettre un cas
Que la Bible nous indique
Et qui trouble ma conscience de catholique :
L’inceste est abominable, n’est-ce pas ?
Pourtant, Loth, séduit par ses filles, succomba.
Or voilà
Que de ce double inceste sortit
Deux peuples, les Ammonites et les Moabites.
Et, Ruth, qui réveilla Booz endormi
Pour le rendre père, était une Moabite
Ruth, une Moabite,
Vint se coucher aux pieds de Booz, le sein nu,
Espérant on ne sait quel rayon inconnu.
Quand viendrait du réveil la lumière subite.
A écrit Victor Hugo. Ce rayon engendra
Obed, l’aïeul de David. Or, Jésus-Christ
N’était-il pas un descendant de David ?... »
Les pasteurs ne me répondirent pas.
Je poursuivis :
-« Parlons de Joseph, l’époux inutile de Marie,
Et de sa généalogie.
Joseph descendait d’un inceste, (mais pas le Christ.)
J’ajoute que lui et Marie, étant cousins,
Devaient avoir la même origine,
Les mêmes racines.
Faire dix pages de généalogie pour rien,
C’est scandaleux.
Nous nous abîmons les yeux
Afin de savoir que A. engendra B.,
Qui engendra C.
Qui engendra D., qui Engendra E., qui
Engendra F. Oh ! L’interminable scie !
Nous arrivons au dernier qui n’engendre pas.
Un comble de la mystification, n’est-ce pas ?
Alors, aussitôt,
Les pasteurs
Me tournèrent le dos.
Je prenais le train pour Paris à deux heures.