Guillaume Duval
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Jean-Claude Juncker, ancien Premier ministre luxembourgeois, nouveau président de la Commission européenne
Le LuxLeaks offre l’opportunité de réformer en profondeur l’imposition des bénéfices en Europe pour empêcher les magouilles des multinationales. Il faut s’en saisir dès maintenant.
Après une (longue) semaine de silence, Jean-Claude Juncker, le nouveau président de la Commission européenne et ancien Premier ministre luxembourgeois, s’est enfin exprimé le 12 novembre dernier au sujet du scandale dit du LuxLeaks, la publication dans la presse de 28 000 documents officiels fiscaux luxembourgeois établissant des accords particuliers avec des multinationales leur permettant de limiter l’impôt sur les sociétés. Jean-Claude Juncker a dit regretter ces accords et s’interdire d’interférer dans les enquêtes lancées par la Commission européenne à ce sujet. Il proposait par ailleurs d’obliger les États à davantage de transparence au sujet de ces accords fiscaux. C’est le strict minimum de ce qu’on pouvait attendre de lui mais cela reste très éloigné des leçons que la Commission européenne, et au-delà les instances dirigeantes de l’Union, doivent impérativement tirer d’urgence de ce scandale. La Commission européenne dispose en particulier, et elle seule, du pouvoir de proposer des législations européennes. Elle doit donc mettre sans tarder à l’ordre du jour une réforme de l’imposition des bénéfices des entreprises en Europe permettant d’éliminer ce genre de dérives. C’est plus particulièrement la responsabilité d’ailleurs du Commissaire français Pierre Moscovici, en charge du dossier fiscal au sein de la Commission Juncker. Ce sera d’autant plus aisé que le dossier a été préparé de longue date et qu’on sait parfaitement comment il faudrait s’y prendre : seule jusqu’ici la volonté politique avait manqué.
Des pratiques contraires à la « concurrence libre et non faussée »Ceux qui cherchent à minimiser l’importance de cette affaire, soulignent en général que les pratiques mises au jour par le LuxLeaks, sans être reluisantes, n’en sont pas moins légales. Jean-Claude Juncker lui-même a eu recours à cet argument le 12 novembre dernier. Pourtant rien n’est moins sûr en réalité : aux yeux du droit européen, ces pratiques sont très probablement illégales. Sur le plan strictement fiscal, rien n’interdit certes pour l’instant ces accords scandaleux dans le droit européen mais au titre du marché unique, on peut légitimement y voir une distorsion de concurrence manifeste et une aide d’État interdite. C’est à ce titre que la précédente Commission, après avoir si longtemps fermé les yeux, avait (enfin) lancé une enquête contre les pratiques de l’Irlande, des Pays Bas et du Luxembourg. Comme quoi la fameuse « concurrence libre et non faussée », si souvent décriée, n’a pas forcément que des inconvénients : si ces enquêtes vont à leur terme, c’est peut-être elle qui nous permettra de nous débarrasser enfin du fléau du dumping fiscal en Europe…
Il faut faire comme aux Etats-UnisMais à vrai dire, il n’y aurait pas besoin d’attendre encore une dizaine d’années – le temps que ces enquêtes soient closes et toutes leurs conséquences judiciaires tirées jusqu’en dernière instance par la Cour de justice européenne – pour régler la question : il suffirait que la Commission propose d’adopter en Europe le même mécanisme qu’aux Etats-Unis ou au Canada pour imposer les bénéfices des entreprises. Dans la plupart des fédérations, en effet, on ne calcule pas le bénéfice des entreprises pays par pays comme c’est le cas actuellement en Europe, mais au niveau de l’ensemble de la fédération. Ces bénéfices sont ensuite répartis entre les Etats fédérés en vue d’y être imposés en fonction de critères objectifs : chiffre d’affaire, personnel employé et investissements dans chaque Etat concerné. Un moyen radical d’empêcher les jeux d’écritures qui permettent actuellement aux multinationales de loger l’essentiel leurs bénéfices dans les paradis fiscaux européens comme le Luxembourg. Si on procède ainsi, il n’est même pas nécessaire d’harmoniser les taux d’imposition entre Etats. Ils peuvent en effet sans inconvénients majeurs rester beaucoup plus faibles qu’ailleurs en Irlande ou au Luxembourg : ces pays de taille très réduite ne recevront plus de toute façon qu’une toute petite fraction des bénéfices réalisés en Europe par les multinationales. La Commission précédente avait déjà produit une proposition législative permettant d’aller dans ce sens en créant notamment ce qu’on appelle une « base commune consolidée » pour le calcul des bénéfices des entreprises (ces règles de calcul restent en effet pour l’instant différentes d’un pays à l’autre). Mais la proposition de la Commission Barroso – qui n’avait de toute façon pas encore été approuvée par le Conseil - laissait in fine aux entreprises le choix de continuer à calculer leur bénéfice pays par pays ou d’être imposées sur la base de leur bénéfice européen consolidé. Ce qui ne réglait donc rien.
La France et l’Allemagne peuvent s’entendre pour réformer l’impôt sur les bénéfices Il faut donc remettre d’urgence cet ouvrage en chantier pour rendre (enfin) obligatoire cette matière d’imposer les bénéfices en Europe. On pourrait s’attendre en particulier à une initiative de l’exécutif de gauche français en ce sens (qui a été jusqu’ici lui aussi d’une discrétion remarquable suite au LuxLeaks). Avec l’ancienne coalition au pouvoir en Allemagne jusqu’en 2013 – qui comprenait le petit parti ultralibéral FDP - il était sans doute difficile d’envisager une telle évolution en Europe. Mais avec l’actuel gouvernement de grande coalition, qui inclut désormais le SPD, il devrait être possible que la France et l’Allemagne s’entendent autour d’une telle proposition. Certes sur ces sujets fiscaux l’unanimité est nécessaire en Europe mais dans le contexte actuel, on imagine mal le Luxembourg réussir à s’opposer durablement à une telle réforme si ces deux grands voisins en sont d’accord. Il a d’ailleurs dû déjà céder dans des circonstances analogues sur le secret bancaire. Si le gouvernement britannique de l’ultralibéral David Cameron devait lui aussi s’opposer à une telle initiative, il faudrait alors au minimum mettre en œuvre cette réforme dans le cadre de la zone euro. Cela pourrait également devenir la base d’un budget propre de la zone euro, si on décidait d’y affecter une part de cet impôt sur les bénéfices consolidés à l’échelle de la zone. Alors Pierre Moscovici, chiche ?
Guillaume Duval
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