Car, voyez-vous, le français que pratique Philippe Bordas touche à la sublimation des phrases, toutes les phrases, aucune n’étant jamais sous-évaluée dans son style et sa place. Zidane avait inventé un mélange de généalogies: sur un terrain, il était à la fois Noureev et Cruyff. De même, Bordas aspire lui aussi au sublime et à la conjugaison ultime: il se veut à la fois le porte-parole du peuple en synthétisant et en exaltant le parler popu des cités – c’est bien ce qui dérange d’ailleurs – où ont grandi les deux personnages centraux du livre ; et en même temps il conquiert la noble lignée des Céline, des Saint-Simon, à la manière de Chrétien de Troyes comme quête jusqu’au-boutiste. D’où notre admiration devant ce texte tragiquement supérieur. Le vrai projet de Bordas, qui enrôle notre Zizou national pour la cause, consiste à réveiller la langue française, la rendre «héroïque» et multiple, insufflant ainsi une bonne dose d’espoir à ceux qui osent s’y référer, à commencer par les «crevards», comme il dit, qu’il aime sincèrement, et qu’il veut tirer vers l’excellence coûte que coûte. Nous lisons donc "Chant furieux" comme l’ode au joueur inouï et magnifique, mais également comme l’exercice de grande plume qui foudroie et dépasse par son lyrisme et son inventivité le genre même, si délaissé par les temps qui courent. Bordas expliquait récemment qu’il ne s’intéressait qu’à «trois choses» dans son œuvre, «l’aristocratie, le peuple et la langue française», autant d’aspects, selon lui, «que la middle class qui tient le monde des lettres veut voir disparaître»…
Acteur. Interrogé cette semaine dans un quotidien national, Zinedine Zidane, par ailleurs toujours «parrain» et ambassadeur mondial de Danone, reconnaissait encore et encore que «les joueurs doivent d’abord s’amuser», que le «jeu reste un jeu» et que «le talent ne suffit pas toujours». N’y voir que des lieux communs suffirait à notre bonheur. Sauf s’il nous avouait un jour qu’il avait eu le temps et surtout fait l’effort de lire le livre de Philippe Bordas. Alors saurait-il qu’il est enfin devenu bien plus qu’une idole du sport: un acteur des Lettres en majuscules. De celles qui transforment parfois une carrière magistrale et admirée en sujet littéraire hors norme. Inclassable en somme. Comme lui. [BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 14 novembre 2014.]