Paul Krugman, toujours incisif, a commenté la récente victoire électorale des Républicains aux Etats-Unis en notant, avec amertume, que la politique n’est pas l’art de faire vaincre la vérité, mais celui de s’emparer du pouvoir. « Politics determines who has the power, not who has the tuth », écrit-il dans le New York Times, sous le titre: « Triumph of the Wrong », le Triomphe du mensonge.
Les deux ans qui s’ouvrent, avant la désignation d’un nouveau président des Etats-Unis en novembre 2016, vont sans aucun doute donner raison au réalisme désabusé de M. Krugman, prix Nobel d’économie 2008. Et la saison s’annonce déjà riche en mensonges, en manipulations, et en glissades périlleuses vers de nouvelles aventures militaires. Un rapide coup d’œil aux titres qui font la Une de la presse américaine nous le confirme, et leur décryptage a tout lieu de nous inquiéter.
Un ancien commando américain se vante d’avoir tué Oussama ben Laden, et fait salle comble en racontant à des Américains subjugués comment l’assassinat politique est une manière finalement simple et efficace de régler les problèmes d’une nation. Robert O’Neill n’est pas le premier des membres du groupe d’élite de la marine, les SEALS, à raconter comment il a mis fin le 2 mai 2011 à la carrière du chef d’Al Qaïda: deux autres l’ont fait avant lui, dans des livres, et sous des pseudonymes. La nouveauté avec M. O’Neill c’est qu’il s’en prévaut, a participé à un film de la chaine de télévision FOX racontant ses exploits et fait payer très cher ses interventions comme « motivation speaker » : une sorte de prêcheur du bon exemple. Cette mise en scène est d’autant plus inquiétante qu’elle évacue totalement une question qui est pourtant en débat aux Etats-Unis depuis qu’une ordonnance présidentielle de Gérald Ford signée en février 1976 a rendu illégal l’assassinat politique par les militaires ou fonctionnaires américains. La performance de M. O’Neill devant les foules qui l’applaudissent est de légitimer les assassinats politiques, aujourd’hui rebaptisé « exécutions ciblées », qui sont devenus une pratiques courante depuis le début en octobre 2001 de la guerre globale contre le terrorisme.
Cet exercice de relation publique est d’autant plus nécessaire que des voix s’élèvent aux Etats-Unis parmi les membres du Congrès, les experts, et des associations de défense des libertés civiles pour dénoncer cette guerre secrète. Elle a fait des centaines, voire des milliers, de morts, en Afghanistan, en Irak, mais aussi dans des pays censés être alliés ou même amis des Etats-Unis comme le Yémen et le Pakistan. Les victimes ont le privilège douteux d’avoir été inscrits sur la « kill list » ou la « hit list », la liste noire, qui est établie et mise à jour par les agences de renseignements américaines. Les critères qui désignent les ennemis des Etats-Unis sont suffisamment vagues pour que tous ceux qui critiquent de façon vigoureuse les aventures militaires américaines, notamment dans le monde musulman, soient dans la ligne de mire du Pentagone. Celui qui prend la décision finale d’éliminer la personne choisie est le président lui même, et Barack Obama a fait un usage très large de son pouvoir discrétionnaires sur la vie et la mort de ceux qui les Etats-Unis considèrent comme des menaces pour leur sécurité.
L’un des outils que le Pentagone a mis à la disposition du président pour mener à bien cette mission s’appelle le JSOC, le Joint Special Operation Command, le commandement conjoint des opérations spéciales. Ce commandement a autorité sur les différents groupes de commandos des armées américaines, que ce soient les SEALs de Bob O’Neill, ou les Rangers, et la Force Delta. Le nombre de ces soldats d’élite est inconnu mais il est estimé par l’auteur et journaliste John Scahill à 25.000, dans un livre très bien informé intitulé « Dirty Wars », les Sales Guerres, (à lire absolument). Ils conduisent des missions clandestines dans plus de 70 pays sans contrôle du Congrès ni même la supervision de l’encadrement traditionnel des forces armées. Ces équipes de baroudeurs ont été accusées de nombreuses « bavures » dans des pays où elles agissent en toute liberté comme le Yémen, les zones tribales du nord-ouest du Pakistan, en Afghanistan, et en Somalie. La désignation comme « terroriste » est tellement large qu’elle conduit souvent à l’élimination hâtive d’hommes armés, dans des pays où tout le monde l’est, mais également de civils, femmes et enfants, qui se sont trouvés au mauvais moment, au mauvais endroit.
Une autre arme de choix de la présidence Obama ont été les drones, ces avions sans pilotes, certains équipés de missiles, qui frappent leur cibles, à des milliers de km de l’opérateur chargé de guider leur trajectoires. Et de déterminer si ce qu’il voit sur son écran de contrôle est une cible « légitime » ou non. Des centaines de frappes ont été exécutées par la Navy et la CIA, qui contrôlent une flotte de plus de 8000 drones. Les terrains d’action favoris de ces « drôles de machines », comme pour le JSOC, a été l’Afghanistan, le Waziristân, le Yémen, la Somalie. Le drone est devenu l’enfant chéri des militaires américains, mais aussi dans une moindre mesures des Israéliens et des Britanniques. Les Français, très en retard dans le domaine, ont dû acheter aux Américains des drones de reconnaissances pour leurs opérations militaires au Mali.
Le drone est une arme parfaite dans la mesure où elle donne l’impression d’éviter tous les problèmes des exécutions ciblées. Y compris les indiscrétions mises en scène par des personnages comme Robert O’Neill. Relativement bon marché, le drone part en mission sans état d’âme. Il est est insensible aux bouffées d’égo, et aux questions morales qui parfois assaillent les exécutants des opérations militaires. Et s’il ne revient pas, personne aux Etats-Unis ne viendra réclamer des explication sur la mort d’un soldat en mission, ni une pension de veuf ou de veuve de guerre. Pourtant, les choses ne sont pas si simple. Dans un livre qui devrait être lu par tous ceux qui pensent que le drone est une arme magique, « The Thistle and the Drone », le Chardon et le Drone, l’ethnologue pakistanais Akbar Ahmed, qui enseigne à l’American University de Washington (DC), explique comment le drone, en tandem avec le JSOC, a rendu le recours à la violence pour affronter des problèmes politiques la règle plutôt que l’exception. Le sous-titre du livre d’Ahmed, est : « comment la guerre contre le terrorisme est devenue une guerre globale contre l’islam tribal ».
Il reste peu de temps à l’actuel président américain pour changer cette perception avant les élections de novembre 2016. Sans doute n’en a-t-il d’ailleurs ni l’intention ni l’intérêt. La « puissance » de l’Amérique, la « sécurité » de ses citoyens sont redevenues, comme à l’époque de la guerre froide, des éléments de campagne électorale que pas un protagoniste du jeu politique au Etats-Unis ne peut ignorer. Et en aucun cas, Obama ne peut laisser en héritage l’image d’un président qui a affaibli l’Amérique ou l’a laissée vulnérable face à ses ennemis, un argument sur lequel les Républicains ont déjà commencé à construire leur campagne.
La tâche sera d’autant plus difficile pour Obama dans les deux dernières années de son mandat pour tenter de clore des dossiers qui lui tiennent à cœur, comme par exemple la reprise du dialogue avec l’Iran, que sa marge de manœuvre s’est encore réduite face à un Congrès dorénavant totalement dominé par les Républicains, et par les grands lobbies de la défense et du pétrole. les rodomontades de Robert O’Neill sur les exploits (contestables) des SEALs ne suffiront pas à calmer l’appétit qui va de nouveau s »aiguiser au Congrès et dans l’opinion publique américaine pour des aventures militaires et le retour aux méthodes plus visibles, plu musclées, et plus couteuses de l’ère Bush.
(à suivre)
le développement de JSOC