L’intimidation, c’est mal. Tout comme le harcèlement, la misogynie, ou encore le sexisme. Au mieux, il s’agit de comportements déplacés, voire vertement critiqués dans la société. Au pire, ce sont des gestes criminels se devant d’être punis. Il est d’ailleurs stupéfiant d’avoir à rappeler tout cela en 2014.
Dans l’étourdissante affaire surnommée Gamergate, l’anonymat du web et un manque flagrant d’éducation ont néanmoins fait ressurgir une partie du pire chez de nombreux internautes masculins, ceux-ci étant convaincus d’agir dans leur plein droit en disant vouloir combattre les conflits d’intérêts dans le journalisme de jeux vidéo, mais s’en prenant aux femmes œuvrant dans l’industrie par la même occasion.
Tout est parti de quelques événements qui se sont succédé : d’abord, Zœ Quinn, une conceptrice de jeux vidéo, a vu son ex-conjoint balancer sur Internet les noms de ses amants, dont un journaliste pour Kotaku, l’accusant du même souffle d’avoir eu des relations sexuelles avec lui pour obtenir une critique positive de son jeu. L’affaire s’est envenimée au point où des accusations de conflits d’intérêts et des menaces ont été portées contre Quinn, et ce, même si le journaliste en question a prouvé qu’il n’avait jamais fait la critique du jeu.
Plusieurs sujets se télescopent au cœur du Gamergate : la question du féminisme et de la place des femmes au sein de l’industrie, les relations parfois douteuses entre les studios et les médias spécialisés, sans oublier le droit à la libre expression.
Ce fut ensuite au tour de la vlogueuse féministe Anita Sarkeesian de faire les frais d’un traitement similaire, gracieuseté de membres du forum de discussion 4chan. Sous le couvert de l’anonymat, ces derniers se sont empressés de lui dire tout le bien qu’ils pensaient d’elle en lui souhaitant par exemple un cancer ou en lui proférant des menaces de mort. Plus récemment, Sarkeesian s’est vue contrainte d’annuler une conférence prévue à l’Université d’État de l’Utah après avoir reçu la lettre d’un dénommé Marc Lépine – faisant directement référence à l’auteur de la tuerie de l’École Polytechnique de Montréal – lui promettant la fusillade la plus meurtrière de l’histoire des États-Unis si elle avait le malheur de se présenter. Soulignons que malgré cette menace, Sarkeesian a été informée que le campus n’était pas en mesure d’empêcher quiconque de pénétrer les lieux avec une arme en vertu du droit de l’État.
Plusieurs sujets se télescopent au cœur du Gamergate : la question du féminisme et de la place des femmes au sein d’une industrie longtemps considérée comme la chasse gardée des hommes (et plus spécifiquement des enfants et des adolescents), les relations parfois douteuses entre les grands noms du jeu vidéo et les médias spécialisés, sans oublier le droit à la libre expression, jugé sacro-saint chez nos voisins du Sud.
Le mauvais chromosome
Avec les événements des derniers jours, l’affaire Ghomeshi et la campagne de dénonciation des actes de violence, impossible de passer sous silence les insultes, les menaces et les propos excessivement déplacés que les représentantes du sexe féminin doivent souvent endurer dans le monde du jeu vidéo. Parallèlement, grâce entre autres aux travaux d’Anita Sarkeesian, c’est le concept de la femme comme personnage et entité dans ces mêmes jeux qui fait l’objet d’un réexamen en profondeur, après des années de princesses à sauver dans des châteaux, à se procurer les services de prostituées dans divers titres, quand il n’est pas question de carrément tuer ces péripatéticiennes.
La controverse entourant l’utilisation de l’image de la femme dans le divertissement vidéoludique ne date d’ailleurs pas d’hier : doit-on rappeler le cas de Duke Nukem 3D, au début des années 1990, où il était possible de pousser des danseuses à dévoiler leurs seins nus en leur offrant de l’argent? Sans mentionner Custer’s Revenge sur Atari 2600…
La princesse Peach, en vedette dans un épisode de la bande dessinée Super Mario Adventures.
Avec les années, toutefois, certaines franchises ont appris à évoluer en même temps que les mœurs de la société : Peach n’est plus seulement la princesse sans défense à secourir en battant Bowser à la fin d’un Super Mario, déboulonnant ainsi en partie le mythe de la demoiselle en détresse attendant le bon vouloir de son preux chevalier pour être libérée, comme ce que dénonce haut et fort Sarkeesian. Même Samus Aran, dans la première itération de Metroid, était déjà une représentation d’une femme forte, indépendante et capable de se tirer elle-même du pétrin. Plus récemment, le personnage d’Alyx Vance, dans Half-Life 2 et ses épisodes subséquents, adopte un rôle plus bigarré : parfois prise au piège, parfois venant à la rescousse du personnage principal, Gordon Freeman, elle apporte donc une certaine dose d’égalité, plutôt que de simplement renverser les rôles traditionnels.
Ce changement constaté chez certains développeurs et éditeurs excuse encore moins les propos absolument déplacés et honteux de plusieurs internautes. Se sentent-ils menacés de quelque façon que ce soit par l’arrivée de plus en plus importante des femmes au sein de l’industrie du jeu vidéo? Craignent-ils de perdre leurs Call of Duty, Assassin’s Creed ou autres titres AAA, dont la formule lucrative est répétée ad vitam æternam?
Personne n’a pourtant évoqué la fin de ce genre de jeux, ni l’inclusion forcée de personnages féminins pour «équilibrer le tout». Il sera donc toujours possible d’enlever la vie à des centaines de soldats masculins, soyez sans crainte.
Tirer sur le messager
Mais les «militants» numériques derrière le Gamergate, ces centaines, voire ces milliers d’hommes anonymes frustrés s’en prenant à Zœ Quinn, puis à plusieurs autres femmes œuvrant dans le domaine du jeu vidéo, ont-ils raison de s’en prendre aux médias? Les publications spécialisées sont-elles aux prises avec des conflits d’intérêts mettant en jeu l’intégrité de la presse portant sur les jeux vidéo?
La relation professionnelle entre les reporters et les relationnistes pose problème : celle-ci se doit d’être minimalement amicale, sans toutefois ouvrir la porte à des renvois d’ascenseurs et autres octrois de faveurs.
Ici, il est facile d’imaginer que les internautes frustrés, fiers de leur «croisade» contre les «infidèles» féminins dans l’industrie du jeu vidéo, ont décidé de jeter le blâme sur la presse plutôt que d’accepter leur responsabilité. Cependant, il est vrai que les sites Internet, blogues, magazines et autres émissions spécialisées portant sur les jeux vidéo suscitent depuis plusieurs années la controverse en raison des liens étroits entre les studios, les éditeurs et les critiques. Comme dans les médias en général, la relation professionnelle entre les reporters et les responsables des relations publiques pose problème : celle-ci se doit d’être minimalement amicale, histoire de faciliter les échanges, sans toutefois tomber dans la franche camaraderie ouvrant la porte à des renvois d’ascenseurs et autres octrois de faveurs.
Dans le domaine du jeu vidéo, la petitesse du milieu et sa spécialisation mènent à des excès parfois flagrants. Après tout, avec des budgets de dizaines et de centaines de millions de dollars pour lancer des titres, les entreprises ne reculent devant rien pour s’assurer une bonne presse : invitations personnalisées, copies gratuites, soirées spéciales, accords de confidentialité, promotions croisées pour les gens œuvrant sur YouTube ou sur Twitch, monétisation du contenu… les idées ne manquent pas, et il est donc tentant de vouloir s’attirer de bonnes grâces pour continuer de recevoir des cadeaux et autres avantages.
Il ne faut pas non plus oublier les rumeurs persistantes voulant que les studios n’hésitent carrément pas à payer directement les médias pour obtenir de bonnes notes. Le cas d’IGN, l’un des sites web les plus populaires de l’industrie, vient ainsi en tête, sans que la véracité de ces dires n’ait jamais été réellement prouvée ou infirmée.
Est-ce à dire que tous les journalistes et tous les médias sont corrompus, et que le fait d’entretenir des relations intimes avec les reporters est monnaie courante pour les développeurs? Certainement pas. Mais l’effet est souvent plus pernicieux, plus discret, et ce sont les joueurs (et leur portefeuille) qui en font les frais.
Le navet de la semaine
Dernier point à aborder, enfin : celui de la scénarisation. Après tout, il faut bien que l’utilisation des femmes comme objets sexuels ou comme simples «objectifs» à atteindre dans un jeu découle de l’intention des développeurs. Impossible, bien entendu, de faire en sorte que l’intelligence artificielle présente dans un jeu décide d’elle-même d’offrir une image réductrice et avilissante de la gent féminine. Quelqu’un y aura pensé, et ce quelqu’un manque absolument d’imagination. Comment expliquer, alors, ce recours aux mauvaises recettes du passé?
Oui, écrire l’histoire d’un jeu vidéo est une tâche complexe, puisqu’il faut tenir compte des interactions effectuées par le joueur et du temps qu’il faudra pour franchir les diverses étapes. Pas question, en effet, de transposer le scénario d’un film ou d’un épisode de télésérie au cœur d’un jeu dont la durée dépasse une poignée d’heures. Et comme l’écriture scénaristique s’avère ainsi plus difficile, les scripteurs s’en remettent malheureusement trop souvent aux vieux clichés ayant fait leur temps ailleurs, mais qui fonctionnent encore dans les jeux vidéo : sauver la femme en détresse, abuser de son corps, ou encore s’en servir comme simple objet ou élément de décor. Après tout, la majorité des joueurs sont des hommes, non?
Elizabeth, tirée du jeu BioShock Infinite.
Le vlogueur Usul, dans sa capsule YouTube portant justement sur les scénarios, avance l’exemple de BioShock Infinite, où la complexité de la trame narrative ne sert finalement qu’à dissimuler son invraisemblance. Oui, le personnage féminin du jeu, Elizabeth, présente un aspect novateur en ne devant pas être protégée durant les combats, en plus d’afficher une personnalité forte, entre autres, mais son rôle non narratif se résume ensuite à trouver des objets pour le joueur ou à ouvrir des portes.
Bref, le Gamergate est une question complexe qui ne se résume pas à la seule misogynie. Il est plus que temps que le domaine du jeu vidéo procède à une importante remise en question : que l’on cesse de nous servir des histoires réchauffées où les femmes ne servent qu’à agrémenter le décor, que l’on fasse disparaître la série Dead or Alive avec son engin physique mammaire (la blague a assez duré), que l’on augmente le niveau de transparence dans les échanges entre les développeurs, les critiques et les joueurs, et que l’on se mette enfin à éduquer ces bandes d’imbéciles qui prennent plaisir à agir en véritables hommes des cavernes. En leur soutirant une partie de leur inspiration, peut-être arrivera-t-on à tirer quelque chose d’eux.
En attendant, pourquoi ne pas ajouter un critère féministe à l’évaluation des jeux? Les cancres habituels en prendraient peut-être pour leur rhume, ce qui ne serait certainement pas une mauvaise chose.