Patrick Prugne (Poulbots) : « J'ai toujours été impressionné par la finesse des traits des peintres de cette époque »

Par Bande Dessinée Info

C’est dans une ancienne maison nichée sur la butte Montmartre, aujourd’hui devenue musée, située à quelques pas de l’actuelle rue Poulbot, que Patrick Prugne a accroché quelques planches de son nouvel album, Poulbots (éd. Margot), consacré à ces gamins dont les courses et les cris faisaient vivre le quartier de l’époque. Elles font face à des affiches de Francisque Poulbot lui-même, sur lesquelles il aimait représenter ces enfants de rues à qui l’on a prêté son nom.
S’éloignant pour un temps des grandes fresques en terres lointaines qu’on lui connaît, Patrick Prugne livre une tout autre croisade, intime et sensible, à travers sa fidèle aquarelle : une poignée d’enfants, joyeux intrépides, défendent leur mare aux grenouilles contre un promoteur immobilier.
La rencontre avec cet auteur dessinateur et a donné l’occasion de revenir sur son esquisse personnelle du Paris des années 1920, entre littérature et peinture, quelque part près du Chat Noir, de Pissaro et de Monet…

Vous réveillez, avec Poulbots, tout le Paris miséreux du début du XXe siècle et tout son phrasé et vocabulaire argotique. Quelles ont été vos principales sources d’inspiration, qu’elles soient littéraires, picturales ou autres, pour réaliser cet album ?

Poulbots (Patrick Prugne) - Ed. Margot

Patrick Prugne : Il y a quelques années, je suis complètement tombé sous le charme des « poulbots » de Francisque Poulbot, et j’ai immédiatement eu l’envie de m’intéresser de près à cet univers. Au fur et à mesure de mes recherches, j’ai donc découvert le Montmartre de 1880 à 1930 et j’y ai trouvé une véritable manne ! En effet, ils étaient tous là et y sont tous passés à un moment ou à un autre : écrivains (Mac Orlan, Verlaine, Baudelaire…) comme peintres (Picasso, Matisse, Modigliani, Monet, Pissaro…). Cet univers-là, ainsi artistiquement et littérairement peuplé, a été pour moi un gros coup de cœur que j’ai donc décidé de creuser, creuser… et quelques années après, voilà le résultat de toute cette curiosité, cet album, Poulbots.

Vous êtes-vous directement inspiré des travaux des peintres (Théophile Steinlen) et des écrivains (Aristide Bruant) de l’époque qui apparaissent dans votre album et de ceux de l’illustrateur et affichiste Francisque Poulbot qui a donné son nom à ces gamins de rue parisiens ?

PP : J’ai toujours été impressionné par la finesse des traits des peintres de cette époque. Je ne prétends pas avoir été aussi habile qu’eux dans mes dessins, mais ce que j’ai souhaité faire apparaître, avant tout, dans mon travail, est plus une sensibilité de ces années-là, la reproduction d’une atmosphère particulière.
Tous les peintres qui sont passés par la butte m’ont imprégné, en quelque sorte. Que ce soit Pissaro, Utrillo, Monet... Et tous ces artistes qui se retrouvaient au cabaret du Lapin Agile… Pour parler de Steinlein que vous citez, c’est lui qui a peint le fameux chat du Chat Noir, autre célèbre cabaret de Montmartre... En fait, je pourrais même dire qu’ils m’ont tous influencé, plus que simplement inspiré, dans un sens global : ils font tous partie de cet univers, l’ayant habité, et en sont tous des accents. Pour moi, ils sont donc indissociables.

Ce petit microcosme a donc été une source idéale !

PP : Oui, idéale et assez incroyable ! On se demande même comment cela est possible, qu’un lieu ait pu accueillir et regrouper autant d’artistes. Et cette atmosphère singulière résonne encore aujourd’hui sur cette butte.

Quelles sont les raisons pour lesquelles vous avez choisi de raconter cette histoire, et de présenter cette époque et ces lieux, selon le point de vue de l’enfance ?

PP : Le parti-pris de l’enfance s’est imposé presque de lui-même. J’ai découvert Francisque Poulbot grâce à ses dessins autour des enfants : à travers eux, il a fait transparaître la misère sociale, les codes sociaux… et j’ai très vite eu l’envie de travailler à partir de ces enfants-là, que l’on a appelés « poulbots ». Pour ce faire, il y avait plusieurs solutions : soit proposer un album biographique autour de la vie de l’affichiste lui-même, soit me tourner vers quelque chose de plus « léger », c’est-à-dire de plus ingénu. J’ai donc eu l’idée de ces enfants qui défendent leur « maquis », leur mare de grenouille : c’est leur périmètre à eux, leur petit coin de paradis. Cependant, Francisque Poulbot apparaît quand même dans l’album, à travers ses dessins mais aussi physiquement au détour des rues. Humainement, c’est un personnage extraordinaire avec une forte identité, et je tenais absolument à ce qu’il soit présent dans mes planches, et dans cette histoire d’enfants. Il y a également, à la toute fin de l’album, une photographie de lui avec un enfant dans le maquis. Je voulais montrer que les poublots ne sont pas que des gamins du Paris de cette époque : ils ne sont pas que ces êtres imaginaires que l’on retrouve aujourd’hui sur les cartes postales vendues place du Tertre !

Plus qu’une chronique d’époque, et la lutte pour préserver un coin de terre (comme un patrimoine !), Poulbots raconte une histoire de l’art, à travers ces prétendus rapins qui peignaient à l’extérieur, sur le motif. L’encrage historique semble déterminant dans tous vos albums !

PP : Oui, je tenais à ce clin d’œil. Le Paris artistique de cette époque n’était pas non plus le monde des Bisounours ! Certains peintres se montraient assez hautains par rapport aux dessinateurs de presse et il y avait un certain prestige à être peintre. Par exemple, Picasso avait une haute estime de lui. Et ce pied-de-nez pourrait même être fait à l’encontre de certains peintres actuels !

Pourriez-vous revenir sur deux phrases qui paraissent importantes dans Poulbots, et ce qu’elles signifient :
« La misère donne des forces ! »
« Il voulait être peintre comme tout le monde et il est devenu dessinateur comme personne ! »

PP : « La misère donne des forces ! », ce pourrait être un sujet de philosophie en soi ! Cette idée est presque une lapalissade, lorsque l’on y réfléchit de plus près. Elle renvoie à notre façon de nous nourrir, dans tous les sens du terme. Ces gens dans le maquis vont se mettre à le défendre bec et ongles ; c’est un peu, pour eux, la lutte de David contre Goliath… Dans l’album, la personne à l’origine de ce truisme est un employé de maison bourgeoise. Dire ceci revient pour lui à trouver les moyens de se transcender et de sortir de sa propre condition.
« Il voulait être peintre comme tout le monde et il est devenu dessinateur comme personne ! » est une phrase de Dorgelès, qu’il a effectivement écrite. C’est une très belle phrase, que l’on peut s’approprier et interpréter de façon multiple, et c’est pour cela que je l’ai retenue et placée dans cette histoire d’enfants, de peintres et de dessinateurs. Dans l’album, cette phrase tombe à propos, mais sortie de son contexte, chacun peut la comprendre exactement comme il le souhaite – elle a une résonnance qui va bien au-delà !

Des grandes fresques consacrées à la conquête de l’Ouest et au Nouveau Monde dans vos précédents albums à l’intimité de la capitale française, comment avez-vous adapté votre travail graphique ?

Poulbots (Patrick Prugne) - Ed. Margot

PP : Techniquement, le travail n’est pas différent. J’use du même médium, mon aquarelle. La différence se situe en fait dans les cadrages et au niveau des resserrements sur les personnages. Il s’agissait de donner de l’importance aux dialogues et aux caractères, à toutes ces voix parisiennes. Cet album-ci est donc sans doute un peu plus « bavard » que mes précédents qui étaient questions de paysages et de temporalité étendue. J’ai donc abordé l’histoire et le thème de façon nouvelle pour moi. Les couleurs sont elles aussi différentes. Un coloriste doit avoir une palette très large ! Je l’ai donc modifiée pour Poulbots. Je considère la couleur comme une musique de film, ce qui arrive en dernier dans un travail de création. Avant cela, il y a le scénario, le découpage, les séquences, les cadrages, le dessin en lui-même avec ses finitions… la couleur est cette ultime étape, qui va me rapprocher du lecteur et me permettre de jouer avec les ambiances.

Vous parlez souvent de votre admiration pour Monet et son travail sur la couleur, notamment développé dans ses séries, des Nymphéas aux Meules. Votre travail à l’aquarelle rend vos planches lumineuses, de la même façon. Est-ce pour vous une véritable recherche ?

PP : Monet et son jeu sur la couleur me fascinent ! Les Meules, ces tas de foin qui pourraient être si « simples » et qui sont pourtant tout autre chose au pinceau et sous le soleil de Monet, selon qu’il soit levant, couchant… c’est absolument extraordinaire ! Ses Nymphéas et ses Cathédrales fonctionnent de la même façon, dans leur climat : à regarder les toiles de très près, c’est un amalgame de détails qui ne permet pas de distinguer l’architecture, il faut alors se reculer pour « entrer dans l’œuvre », comme avec une photographie floue.
En fait, j’ai toujours beaucoup aimé les impressionnistes, sans savoir pourquoi…

Une envie de réaliser un album sur un peintre en particulier ?

PP : Ah ah, pourquoi pas ?! J’y réfléchis, oui… Peut-être Van Gogh, alors, pour ses couleurs et sa vie. Il faudrait simplement que je trouve un angle par lequel aborder cette nouvelle histoire. Il y a déjà beaucoup d’albums sur ce peintre, mais je pense qu’il n’y aura jamais aucun doublon, pour lui ou pour d’autres, car chaque travail est unique et choisit un angle particulier, avec un ressenti particulier. Les auteurs peuvent partir de mêmes récits, de mêmes peintures, de mêmes photographies… le rendu sera toujours personnel.

Vous passez en moyenne un an et demi / deux ans pour réaliser vos albums. Cela a-t-il été le cas pour les aquarelles de Poulbots ?

PP : Cet album m’a demandé moins de temps de travail, car il y a moins de pages, 50 au lieu des 76 habituelles. J’ai passé un peu plus d’un an à le réaliser.

Lorsque vous parlez de votre travail, vous l’assimilez à une « danse ». Pourriez-vous revenir sur cette comparaison ?

PP : Je ne me souviens plus dans quel contexte précis j’ai utilisé cette comparaison, mais une chose est certaine, j’apprécie énormément le peintre de la danse de cette époque, Degas, et tout le vivier autour de lui, de Caillebotte à tous les autres représentants de cette époque !
Mon travail est « physique », en fait. Je suis allé récemment au musée d’Orsay, avec mon fils, et à chaque fois, j’y retourne avec cette sensation « neuve », de redécouvrir de nouvelles choses. Les différents accrochages jouent pour beaucoup, bien entendu, mais néanmoins, hors scénographie, il me semble que les œuvres en elles-mêmes évoluent. Je suis par exemple passé à côté des toiles de Toulouse-Lautrec, que je ne parviens pas vraiment à « classer » : peintre, affichiste, les deux ? Il fonctionne par touches, c’est ce qui le rend intéressant. Je suis en revanche moins axé sur les tenants de la peinture réaliste, comme Jean-Léon Gérôme auquel le musée d’Orsay a également consacré une exposition il y a quelques années, même si je reconnais qu’il a fait plein d’émules. Delacroix a une force qui m’attire plus.

Le petit Jean de votre album dit vouloir devenir peintre ou dessinateur. Lui prêtez-vous votre voix, vous qui n’aviez que ce rêve étant enfant ?

Poulbots (Patrick Prugne) - Ed. Margot

PP : Lorsque j’étais enfant, mon père à qui je disais vouloir faire du dessin me répétait en me questionnant : « À quoi cela peut-il te mener, de dessiner ? » J’avoue que je n’ai pas cherché à évoquer cela, cet épisode de mon enfance, dans les pages de Poulbots, mais le parallèle est en effet intéressant à faire – et peut tout à fait être fait, après coup ! C’est donc absolument inconscient, mais absolument vrai !

Avec Poulbots, vous quittez pour un temps Daniel Maghen pour être édité par votre fils (le parallèle est d’ailleurs amusant, Poulbots étant une histoire de rêve d’enfants et, d’une certaine manière, de transmission !). Les éditions Margot élargissent leur catalogue, jusqu’ici consacré à la littérature jeunesse, et entrent dans le paysage de la bande dessinée avec vous. Comment vit-on un tel privilège ?

PP : (rires) Oui, c’est un très grand privilège ! J’aurais même été très vexé que mon fils demande à quelqu’un d’autre, en fait !
Il me demandait depuis quelques années de faire quelque chose avec lui, dans sa maison d’édition, et j’avais aussi le thème des poulbots en tête depuis longtemps… donc l’occasion a été enfin trouvée ! Je pensais que ce thème collait bien avec l’univers de cette maison, avec ces enfants et cette histoire touchante. J’ai de la chance de travailler avec de beaux éditeurs qui prêtent énormément d’attention à la réalisation de ces objets que sont les albums, du tout début à la parution, à travers la qualité des papiers choisis, l’impression…

Au cours d’une interview, vous avez repris à votre compte cette pensée : « On fait ce qu’on aimerait lire. » Où vos prochains albums vont-ils vous mener ? Une suite pour Pawnee, des incursions sur d’autres terres et dans d’autres époques encore ?

PP : Oui, sur d’autres terres, plutôt ! Un grand travail m’attend et j’amasse beaucoup d’informations et de documentations pour un projet en particulier : juin 1788, expédition de La Pérouse, îles Santa Cruz, naufrage à Vanikoro, au large de nulle part. Je m’intéresserais aux rescapés plus précisément, grâce aux fouilles qui ont été faites suite au naufrage et aux quelques épaves retrouvées. Il s’y est passé tant de choses qui sont pourtant restées sous silence, et aujourd’hui encore, le mystère reste entier et c’est cela qui m’intéresse.

Propos recueillis par Cathia Engelbach

A noter : L’exposition Poulbots autour de l’album se tient au musée Montmartre jusqu’au 20 décembre 2014 : http://www.museedemontmartre.fr/musee-jardins