À l’automne 1913, Georg Trakl avait glissé ce poème dans une lettre à Karl Kraus, journaliste et écrivain célèbre en son temps. Georg Trakl devait mourir l’année suivante (il avait 27 ans) des suites d’une overdose de cocaïne après avoir servi au front comme infirmier. Son dernier poème rappelle qu’il servit ainsi comme infirmier à la bataille de Grodek (c’est le titre de l’œuvre ultime) en 1914, où il eut à soigner près d’une centaine de blessés graves dont plusieurs se suicidèrent sous ses yeux. On citera pour rappel ce vers effroyable qui figure dans Grodek et marque longtemps le lecteur de son émotion tendue :
« Toutes les routes mènent à la noire décomposition ».
Il reste qu’il est par excellence le poète de la mélancolie. C’est le chantre de l’automne, non plus tout à fait comme Verlaine, car il pousse le symbolisme dans ses retranchements et, organisant ses brefs poèmes à partir d’un lexique spécifique volontairement restreint, il chante le total désenchantement, hanté par les idées de déclin et de perte vaine ; l’automne est sa saison cent fois chantée. J’ai pourtant choisi ce poème sur l’hiver pour sa simplicité, d’une richesse rarement égalée. Il me hante depuis longtemps et le traduire m’apparaît comme une forme de reconnaissance. En outre, ce chant bref me semble exemplaire de son art.
Malgré son œuvre qui tient en un modeste volume, Georg Trakl est un des poètes majeurs de langue allemande.
Ein Winterabend
Wenn der Schnee ans Fenster fällt
Lang die Abendglocke läutet,
Vielen ist der Tisch bereitet
Und das Haus ist wohlbestellt.
Mancher auf der Wanderschaft
Kommt ans Tor auf dunklen Pfaden.
Golden blüht der Baum der Gnaden
Aus der Erde kühlem Saft.
Wanderer tritt still herein;
Schmerz versteinerte die Schwelle.
Da erglänzt in seiner Helle
Auf dem Tische Brot und Wein.
Un soir d’hiver
Quand la neige tombe contre la fenêtre
Que la cloche du soir sonne longtemps,
La plupart trouve la table mise
Et la maison ordonnée avec soin.
Quelques-uns dans leur voyage
Viennent à la porte par d’obscurs chemins.
Fleuri d’or, l’arbre de la Grâce
Monte du suc frais de la terre.
Le voyageur entre en silence ;
La douleur a pétrifié le seuil.
Étincellent alors dans leur pure clarté,
Sur la table, le pain et le vin.