d'après L’INFIRME de Maupassant
Au début de l’été, je m’installais
Dans l’omnibus Rouen- Le Touquet
Quand je surpris ce dialogue sur le quai :
-« Prenez garde, monsieur, le marchepied
Est très haut. »
-« Ne crains rien, Claudio,
Je vais prendre les poignées. »
Et je vis dans l’étoffe flasque du pantalon
De ce voyageur
Le bout d’une jambe de bois et un pilon.
Le domestique lui dit :
-« Vous arrivez à quatre heures. »
Et lui remit
Ses béquilles, sa valise et cinq paquets.
« Il y a la poupée,
Le tambour, les bonbons,
Le fusil et le pâté de foie gras. »
-« C’est bien, merci, mon garçon. »
-« Bon voyage, monsieur Duprat. »
Mon voisin pouvait avoir trente-cinq ans
Bien que ses cheveux fussent déjà blancs.
Il était moustachu, décoré
Et atteint d’une poussive obésité.
Il s’est essuyé le front et m’a interrogé :
-« La fumée vous gêne-t-elle, monsieur ? »
-« Nullement, monsieur. »
Cette voix, ce visage, je les connaissais.
Cet homme, je l’avais déjà rencontré,
Je lui avais parlé.
Mais cela datait de loin,
De très loin.
Lui aussi me dévisageait
Avec une certaine ténacité.
Enfin, je lui dis :
-« Au lieu de nous observer à la dérobée
Ne vaudrait-il pas mieux chercher
Où nous nous sommes rencontrés. »
Mon voisin me répondit :
-« C’est vrai. »
Je me nommai : -« Henry Bonnaire, magistrat. »
Il hésita un instant :
-« Ah ! Parfaitement,
Nous nous sommes vus chez les Forza,
Avant la guerre, voilà douze ans de cela ! »
-« Mais oui, monsieur…Ah ! ah !...
Vous êtes le lieutenant Revalière ! »
-« Je fus même le capitaine Revalière
Jusqu’au jour où j’ai perdu mes pieds
Sur le passage d’un boulet. »
Je me rappelai avoir vu ce beau garçon
Qui conduisait les cotillons
Avec une agile vivacité.
C’était une histoire que j’avais oubliée.
Je cherchais à me rappeler.
Les ombres s’éclaircirent peu à peu cependant
Et soudain une figure de jeune fille
Surgit devant mes yeux :
Mademoiselle de Marcille.
Et lui, m’avait paru très épris, très heureux.
Je levai les yeux vers le filet
Où il avait placé
Sa valise et ses paquets.
La voix du serviteur me revint :
’’ Voilà, monsieur, c’est tout. Il y en a cinq.
Les bonbons, la poupée,
Le tambour, le fusil et le foie gras.’’
Alors, dans ma tête se déroula
Une sorte de roman :
Cet officier mutilé
Avait, après la guerre, retrouvé sa fiancée.
Et je pensais : ’’ Il a eu trois enfants,
La poupée pour sa fille,
Le tambour et le fusil pour ses fils,
Les bonbons pour sa femme et le foie gras
…Pour un bon repas.
-« Vous êtes père, monsieur ? »
Il répondit :
-« Hélas non, monsieur. »
Je me suis senti confus et repris :
-« Excusez-moi,
Votre domestique parlait de jouets…
On entend sans écouter
Et on conclut malgré soi. »
Il a souri puis a murmuré :
-« Non, je ne suis pas même marié. »
-« Ah ! C’est vrai, vous étiez fiancé
À Mlle de Marcille, je crois,… non ? »
-« Votre mémoire est excellente, monsieur. »
-« Je crois aussi me rappeler
Qu’elle avait épousé monsieur…monsieur… »
Il prononça tranquillement le nom :
-« Jacques de Fleurel. »
-« Oui, c’est cela ! Je me rappelle
Maintenant
Avoir entendu parler de votre blessure. »
L’afflux de sang
Rendit pourpre sa figure.
-« Quand je suis revenu du front sans mes pieds,
Je n’aurais jamais accepté de me marier.
Quand une femme se marie,
C’est pour vivre à côté d’un homme.
Mais si
Cet homme
Est mutilé comme je le suis,
Il ne doit pas accepter
Qu’une femme renonce à une vie
Qu’elle espère heureuse et dorée.
Croyez-vous qu’on puisse demander
À une femme de tolérer
Ce qu’on ne supporte pas soi-même ? »
Alors, j’osai même
Lui demander hardiment :
-« Mme de Fleurel a des enfants ?... »
-« Oui, une fille et deux garçons.
C’est pour eux que je porte ces jouets.
Elle et son mari ont été
Pour moi toujours si bons. »
…………………
Nous arrivions. J’aidai l’infirme à descendre
Quand, de la portière,
Je vis, sur le quai, des mains se tendre :
-« Bonjour ! Mon cher Revalière. »