Saïd Mahrane est Rédacteur en chef au Point. Durant de nombreuses années, il a couvert la politique nationale. Excellent connaisseur du FN et de sa sociologie, adepte d’un journalisme de terrain, il répond aux questions de Délits d’Opinion.
Peut-on encore parler d’un profil type du sympathisant FN ?
Saïd Mahrane : Il n’y a clairement plus de profil type au Front national. Il me paraît difficile, pour brosser le portrait de l’électeur frontiste, d’isoler une catégorie de Français en fonction de son âge, de sa profession ou de son niveau social. Il existe en revanche, on le note à chaque élection, des spécificités liées à la géographie. Il est des terres où l’on vote plus FN qu’ailleurs. Il faut en effet imaginer un croissant inversé, qui partirait du Nord, jusqu’au sud ouest, avec une césure au niveau des Alpes. Dans le sud, où vivent nombre de retraités, souvent propriétaires, détenteurs d’un patrimoine et des gens solvables, la demande de sécurité et le rejet de l’immigration sont très forts. Y vivent également des harkis et des rapatriés d’Algérie, qui votent traditionnellement FN, car il est, pour l’heure, le seul parti qui les considèrent véritablement, soit par électoralisme soit par conviction. Le discours sur les drames, côté français, de la guerre d’Algérie est une survivance de l’époque Jean-Marie Le Pen, peut-être la seule historique, que Marine Le Pen n’a pas reniée.
Ensuite, plus l’on se dirige vers l’est du pays et vers le nord, plus la demande sociale -en fait, la demande de protection- est importante. Lorsqu’elle se rend sur ces terres, Marine le Pen dit d’ailleurs s’adresser aux « perdants de la mondialisation », dont beaucoup sont des déçus de la gauche, qui ont le sentiment d’avoir été trahis par une élite locale ou nationale de qui n’a rien fait pour empêcher le pire. Le pire étant la perte de son emploi et le déclassement qui en découle. Ajoutez à cela des affaires politico-financières et vous comprendrez la rupture entre la gauche et ce peuple que l’on disait de gauche.
Ces deux profils sont-ils compatibles sur le long terme ?
Saïd Mahrane : C’est tout le défi de Marine le Pen qui va devoir trouver un équilibre entre l’étatisme protecteur et nourricier qu’elle veut pour les plus modestes et la liberté qu’elle prône, par exemple, pour les artisans et les professions libérales. Ces demandes contradictoires vont être dures à gérer, même si elle arrive pour le moment à donner des gages aux uns et aux autres.
Mais quels sont les points communs entre ces deux profils ?
Saïd Mahrane : Tous partagent un sentiment, justifié ou non, d’injustice doublé d’une impression de dépossession. L’idée encore répandue est que l’immigré, ou le Français de fraîche date, est toujours mieux considéré que le « Franco-français ». Que les subventions iront toujours aux banlieues et jamais aux zones rurales. L’« élite », dès lors, est sur la sellette, comme Bruxelles et le voisin de palier qui, par son comportement, n’est pas tout à fait conforme à l’idée que l’on se fait de l’intégration. On mélange tout, on amalgame : qu’importe, pourvu que l’ire s’exprime. Cette impression est parfois confortée par des faits-divers, par des rumeurs, par des déductions hâtives… L’erreur, qui est bien souvent celle de nos politiques depuis des années, est d’être précisément dans le déni cette réalité. Plus le politique détournera le regard, plus Zemmour le remplacera.
Le désespoir de ces « petits blancs » est considérable. J’ai pu le vérifier au cours de reportages. On a vendu à beaucoup de ces Français le rêve d’une maison avec un petit jardin, dans un coin paisible, à l’abri des mégalopoles mondialisées, soit la définition du bonheur. Or la maison à 100 000 euros, payée sur 25 ans, vieillie mal, des horreurs architecturales ont poussé dans les alentours, la mixité sociale à l’école ne marche pas toujours, l’accès à la culture est nul, un couloir aérien passe au dessus des têtes et les avions lâchent du kérozène, le premier médecin est à 20 kms… Un cauchemar. J’ai pu mille fois observer ces situations, qui bien souvent ne dégénèrent pas en émeutes. Ces Français de la « France périphérique », pour reprendre l’expression de Christophe Guilluy, sont les grands oubliés de la politique de la ville.
Pourquoi croient-ils en Marine Le Pen ?
Saïd Mahrane : Marine le Pen leur parle, tout simplement. Elle ne niera pas leurs problèmes, au contraire, elle les rappellera sans cesse, quitte à en jouer. Elle ne promet d’ailleurs pas toujours. Elle offre juste de l’écoute, de l’attention, ce qui, dans le contexte actuel, est essentiel. Elle dit s’adresser aux Français sans distinctions, quand d’autres parlent aux femmes, aux gays, aux jeunes, aux immigrés, aux sans-papiers… Ils sont dans la compassion vis-à-vis des minorités ; elle est dans l’empathie vis-à-vis du plus grand nombre. La segmentation du peuple est mortifère pour le politique gavé de sondages, mais il ne le sait pas toujours.
Mais ce discours est-il jugé crédible ?
Saïd Mahrane : Ce discours contient avant tout un gros risque : celui de faire exploser littéralement la société. En jouant le « nous » contre le « eux », en créant cette opposition qui peut être horizontale –une communauté contre une autre – ou verticale – les élites contre le peuple-, on crée, de fait, des bouc-émissaires, donc des tensions. C’est, comme toujours dans l’Histoire, la faute de l’étranger, des Américains, de Merkel…
Cette stratégie exonère les Français de leur propre responsabilité. On fait croire que sortir de l’euro, sortir de l’union européenne, lutter contre la fraude serait la clé de tout. C’est une tromperie, qui permet d’engranger des points de popularité à court terme. Mais après ? A la minute où Marine Le Pen –si cela devait arriver- est élue présidente de la République, elle fera des déçus du marinisme.
Vous avez sillonné la France lors de différentes enquêtes : dans quel état est-elle selon vous ?
Saïd Mahrane : La France est marquée par de multiples fractures générationnelles, ethniques, territoriales. J’ai fait il y a deux ans un reportage à Carpentras. C’est une véritable pétaudière. Il y a des rues qui appartiennent aux « européens » et d’autres aux « maghrébins ». On se provoque. Il y a des regards. Il y a des mots. Et parfois, cela dégénère. Il y a un choc entre les uns qui n’acceptent pas la différence des nouveaux venus, et ces derniers qui ne font pas toujours les efforts suffisants d’intégration. Et face à cela, il y a des politiques qui jouent de ces rivalités.
J’entendais récemment Eric Zemmour parler de Philippe Séguin de façon élogieuse. Si Philippe Séguin, que j’ai connu, se réclamait de la nation ou évoquait l’importance des frontières, il le faisait sans jamais entraîner de dommages collatéraux. Sans jamais dresser les français les uns contre les autres. Sans jamais blesser. Sarkozy n’y est pas parvenu en 2012, à cause de cette paresse intellectuelle qui veut que le politique sombre dans le manichéisme le plus idiot.
Si l’ennemi n’est pas intérieur, ne peut-il pas être extérieur pour souder la communauté française ?
Saïd Mahrane : C’était l’Allemand, c’était le communiste… On a besoin d’une menace extérieure pour faire office de ciment à la nation. Pour provoquer un reflexe patriotique. Au moment des attentats de 2001 aux Etats-Unis, on a vu des Noirs sortir des ghettos, aller vers le site du World Trade Center pour aider les pompiers à sortir les corps des décombres. A ce moment précis, ils étaient tous Américains : éboueurs, traders, Noirs, Blancs, Latinos, ils se retrouvaient tous autour d’une même idée de la civilisation américaine. Ce qui fait dire à certains qu’il faudrait une guerre pour que la France retrouve son unité patriotique.
Comment se fait-il que l’extrême gauche n’engrange pas alors que Manuel Valls et François Hollande assument clairement un discours social-démocrate ?
Saïd Mahrane : Le Front de gauche a théoriquement un boulevard. Il pourrait être à 15%. En outre, le parti n’a pas de problème de leadership. Jean-Luc Mélenchon est un orateur hors pair et une bête de scène qui maitrise parfaitement les codes médiatiques. Si le Front de gauche ne parvient pas à toucher le peuple, c’est davantage, selon moi, un problème de fond et de cohérence. Le coeur de l’électorat du Front de gauche est aujourd’hui composé de fonctionnaires, d’étudiants, d’urbains, de retraités de l’Education nationale…
Mélenchon dénonce la liberté de mouvement des capitaux, des biens, mais ne le fait pas quand il s’agit des personnes. Pour lui, cela n’existe pas. Contrairement à Georges Marchais, il se refuse d’en parler, ce qui le décrédibilise considérablement. En parler, pour lui, c’est déjà faire le jeu de « la vermine fasciste ». Entre l’immigration zéro et la régularisation de tous les sans papiers, il n’y aurait donc rien. Aux yeux d’une partie des Français confrontés à une réalité quotidienne peu évidente, Mélenchon apparaît comme un idéologue totalement déconnecté. La clé de tout n’est pas seulement économique et sociale. C’est l’erreur de Mélenchon et d’autres. L’interdiction des licenciements n’apaisera pas la fièvre identitaire. Elle existe. Que faire pour l’apaiser ? On peut, je crois, comme Régis Debray, être favorable aux frontières à condition qu’elles aient une porte. L’ouverture totale est juste bonne pour ceux qui voyagent, qui ont des connexions 4G, qui vivent au cœur des villes et parlent plusieurs langues. C’est vous, c’est moi. Or les frontières que l’on refuse aux autres, on les érige pour soi : c’est le choix d’une résidence dans un bon quartier, le contournement de la carte scolaire pour les enfants, le voyage, si on le souhaite, en 1ere classe…
Pensez vous que les politiques soient déconnectés du peuple ?
Saïd Mahrane : Bien sûr. Tout cela pose la question du lien entre les politiques et la vie réelle, entre les politiques et le peuple. J’utilise à dessein le mot peuple, hélas trop galvaudé. Le peuple est solide, ce sont des tronches, des mains calleuses, des injures et des sourires, de la joie et de la misère. L’opinion, chère à nos politiques, prend, elle, la forme d’un graphique, d’un tableau, d’une catégorie, d’un chiffre… Le peuple a été remplacé par l’opinion. Conscient de cette rupture, nombre de politiques cherchent à faire peuple par le biais d’artifices grossiers. C’est la parka rouge, le tutoiement intempestif et la montre en plastique de Laurent Wauquiez…
Mais faut-il forcément être du peuple pour défendre le peuple ?
Saïd Mahrane : Bien sûr que non. De gaulle n’était pas issu du peuple. Blum, non plus, qui était accusé de manger dans de la vaisselle en or. En réalité, la bourgeoisie a souvent enfanté des politiques qui faisaient leur les aspirations populaires. Je pense que les Français réclament seulement de l’authenticité. C’est ce qui, selon moi, explique la popularité d’Henri Guaino auprès de la base militante UMP. Devant un cadre parisien comme devant un ouvrier du Nord, il tiendra toujours le même discours. Il ne transigera pas. Faire grandir son auditoire, l’obliger à faire l’effort de tendre l’oreille pour le comprendre, telles sont ses habitudes. Dans ses discours, il y a un ton, des références, une mystique, une histoire, et le tout sonne assez juste. Je connais des politiques qui biffent dans leurs discours les références à l’histoire ou à la littérature par peur de ne pas être compris. Ils ont tort.
Votre propos est très pessimiste : vous croyez à un scénario d’explosion sociale ?
Saïd Mahrane : Non. C’est pire que cela : il y a une résignation. Pour les Français il y a le sentiment que plus rien n’est possible, la prise sur le réel est morte, comme l’inversion du cours de l’Histoire. Or, manifester dans les rues, c’est croire qu’autre chose est possible. Cela dit un espoir. Le mouvement de masse, selon moi, n’aura pas lieu. Les partis sont moribonds. Les corporatismes peuvent certes s’exprimer de façon sporadique, mais dès qu’ils obtiennent gain de cause, le mouvement s’éteint. Quelle structure peut mobiliser suffisamment de Français afin de renverser un pouvoir ? Tout le monde aujourd’hui espère « rassembler ». Or le maitre mot, selon moi, est la réconciliation.