Extension maximale du califat fatimide
Représentent-ils 10 % ou 15 % des musulmans dans le monde ? On laisse aux spécialistes le soin de trancher sur ce point pour lequel, de toute manière, personne n’est capable de tenir compte du nombre de « musulmans athées » ou même « historiques » en ce sens qu’ils ont hérité leur pratique religieuse de leur milieu familial et qu’ils n’intéressent pas vraiment aux subtilités théologiques. Quant à ces dernières, on se gardera bien de seulement tenter de les résumer en quelques paragraphes, alors qu’elles ont contribué à remplir des bibliothèques entières. Au pire, Wikipedia – qui fait en ce moment appel aux dons des utilisateurs francophones – permet très bien de se faire une idée sur une question apparue avec la mort de Mahomet au début du VIIe siècle.
En revanche, on peut rappeler que pour ce qui est des populations du monde arabe, elles ont eu pour la plupart au fil des siècles l’occasion de vivre leur islam sur le mode tantôt sunnite, tantôt chiite pour ne rien dire des autres religions, anciennes et présentes, qui font partie de l’histoire de cette région. Depuis quelques décennies, les pratiques de l’islam sont ainsi très influencées par les interprétations de type wahhabite. Mais ce n’est pas encore grand chose, en termes de durée, par rapport à l’empire fatimide – d’obédience chiite – qui s’étendit du Maghreb au Proche-Orient actuel, en passant par l’Egypte, durant plus de deux siècles (voir l’illustration)…
En Syrie notamment, plus on s’enfonce dans la guerre civile, avec son cortège d’assassinats en tous genres, plus on voit se « confessionnaliser » les discours. Sans doute inévitable pour nombre d’acteurs directs, pris dans l’engrenage infernal des violences réciproques, cette focalisation sur le seul facteur confessionnel gagne de plus en plus des observateurs qu’on aurait pu croire capables de davantage de distance. Pour s’en convaincre, il suffit de lire un billet récent d’un « ancien diplomate » dont l’argumentaire, sans nul doute en partie pertinent, donne l’impression d’épouser sans la moindre restriction la pire des logiques sectaires (plus de commentaires ici).
Largement ignorées naguère – au temps de la guerre du Liban, les médias parlaient ainsi du camp « islamo-progressiste » sans entrer davantage dans les détails –, l’antagonisme immémorial entre chiites et sunnites fait désormais l’ordinaire des analyses. Pourtant, comme le montre avec beaucoup d’éloquence la petite animation réalisée Nicolas Danforth, les 1 300 ans de conflits incessants entre les deux principales branches de l’islam se résument à pas grand chose, surtout si on compare cela, comme il le suggère, aux conflits entre catholiques et protestants !
Quoi qu’il en soit des réalités historiques, les mythes sont désormais tellement inscrits dans les imaginaires qu’il ne va pas être facile de revenir en arrière. On trouve malgré tout quelques personnes qui s’inquiètent vraiment des risques imminents d’une « déflagration confessionnelle » régionale à grande échelle, comprendre un conflit entre chiites et sunnites qui emporterait avec lui l’ensemble des minorités dès lors appelées à disparaître (comme cela a déjà été largement le cas pour les juifs du monde arabe depuis le milieu du XXe siècle), ou à survivre dans des enclaves ethnico-religieuses, à l’image du « modèle » israélien.
Sur fond de géopolitique, c’est probablement ce type d’inquiétude, voire d’angoisse, qui anime un « chiite modéré » tel que Hachemi Rafsandjani lorsqu’il cite le Coran pour exhorter les musulmans, chiites et sunnites confondus, à mettre de côté leurs différences. Pour prouver sa bonne foi sans doute, l’ancien Président de la République islamique commence par faire le ménage dans son propre camp en critiquant les cérémonies durant lesquelles, rituellement, nombre de chiites jugent bon (et même pieux !) d’insulter des figures vénérées de l’islam sunnite, telles que le calife Omar, les Compagnons du Prophète (et il aurait pu ajouter Aïcha, une des épouses de Mahomet, figure particulièrement détestée par certains extrémistes).
Son appel n’a guère reçu d’écho dans les médias arabes, ce qui n’est pas très bon signe. Parmi les grands quotidiens, seul l’éditorialiste du Ray al-youm, Abdel-Bari Atwan, a consacré un long commentaire (en arabe) à cette initiative. Rappelant les bonnes relations qu’entretiennent l’Iranien Hachem Rafsandjani et le roi Abdallah Ben Abdelaziz, ainsi que le contexte très particulier de l’heure après l’attentat anti-chiite à l’Est de l’Arabie saoudite, l’ancien rédacteur en chef d’Al-Quds al-’arabi – avant son rachat par les Qataris – fait des vœux pour que chiites (iraniens) et sunnites (saoudiens) cessent leur surenchère, par exemple en fermant quelques chaînes télévisées particulièrement sectaires.
S’interrogeant sur les raisons qui rendraient impossible aujourd’hui un dialogue entre musulmans alors que l’Iran négocie avec le « Grand Satan » américain et alors qu’on dépense des millions de dollars pour vanter la tolérance entre les religions, à commencer par les trois grandes « religions révélées », Abdel-Bari Atwan ne se résout pas à accepter le caractère inéluctable de la « catastrophe confessionnelle » qui s’annonce. Mais, comme chacun sait, « nul n’est prophète en son pays », ce qui peut se traduitre, en arabe (égyptien), par « on ne prend pas plaisir au joueur de tambour quand il est du quartier » (طبال الحي لا يطرب ). A l’heure où sonnent les tambours de guerre, les prophètes ont bien du mal à se faire entendre.