(Première partie de mon commentaire)
Le Martin Heidegger de Georges Steiner est le meilleur livre que j’aie lu sur l’œuvre du grand philosophe allemand.
Après un avant-propos d’une vingtaine de pages, Steiner introduit le lecteur aux thèmes fondamentaux de Heidegger dans la première partie de son ouvrage, intitulée Quelques termes fondamentaux, que je commenterai aujourd’hui (quant aux deuxième et troisième parties, j’en parlerai dans ma prochaine chronique). Steiner nous rappelle d’abord ceci : « Le fait de l’existence, le fait que l’étant soit dans l’Être, étonne infiniment Heidegger. » En effet, depuis son plus jeune âge, Martin Heidegger, émerveillé devant l’Être, se posait cette question qui devait présider à sa vie : « Pourquoi y a-t-il des étants, des existants, des choses qui sont, plutôt que rien ? » L’œuvre de Heidegger est donc une ontologie fondamentale, une étude de l’Être. Mais l’Être, bien que chacun soit, bien qu’on utilise constamment le mot être (ou qu’il soit à tout le moins toujours sous-entendu), n’est pas, comme on pourrait le croire, l’objet d’une simple évidence. Pour Heidegger, de Platon à Nietzsche, la métaphysique occidentale est un long processus d’occultation de l’Être dans laquelle c’est en réalité l’étant (l’objet, la simple chose existante, l’existence particulière) qui est mis de l’avant, et cela, en fonction d’un projet de domination du monde plus ou moins conscient de lui-même. Dans ce contexte, Heidegger se pose trois grandes questions. Premièrement : « Comment le concept le plus important, le plus fondamental et déterminant, celui de l’être, en est-il venu à s’éroder à ce point ? Quel « oubli de l’être » a donc réduit notre perception du « est » à celle d’un élément inerte de la syntaxe ou d’une simple vapeur ? » Et Steiner d’ajouter : « Pour Heidegger, l’histoire de la civilisation occidentale, considérée des deux points de vue privilégiés de la métaphysique après Platon, et de la science et de la technologie après Aristote et Descartes, est, ni plus ni moins, l’histoire d’un oubli progressif de l’être. Le vingtième siècle est le point culminant mais le résultat parfaitement logique de cette amnésie. »
La seconde question que se pose Heidegger est la suivante : « De quelles manières précises, psychologiques ou matérielles, la condition de l’homme occidental moderne, et de l’homme urbain en particulier, représente-t-elle ou traduit-elle un acte d’oubli de l’être ? » Commentant cette question, Steiner nous dit : « La tentative de donner une réponse approfondie inspirera à Heidegger ses nombreuses discussions de la technologie, des crises actuelles de l’aliénation et de la déshumanisation, de ce phénomène envahissant qu’il appelle « nihilisme ». »
Enfin, troisième question de Heidegger : « L’être est-il passé totalement hors de portée de l’homme moderne, ou existe-t-il des modalités et des formes d’expérience où l’appréhension première de l’essence demeure vitale et peut donc être de nouveau captée ? » Dans sa recherche d’une réponse à cette question, le retour aux présocratiques, l’étude de certains poètes (dont Hölderlin et Rilke) et une attention toute spéciale au langage joueront un rôle de première importance. Il faut ajouter que l’usage que fait Heidegger du langage est tout à fait particulier. Dans une écoute active du langage, notre philosophe n’hésite pas à se servir de l’étymologie afin de revenir au sens originel, primitif des mots et d’ainsi approcher l’Être de façon plus authentique. Comme le dit Steiner, pour Heidegger : « […] l’être vit essentiellement dans et par le langage. » En effet : « [...] si notre essence ne comprenait le pouvoir du langage, alors tous les étants nous seraient fermés, l’étant que nous sommes non moins que l’étant que nous ne sommes pas. Pour Heidegger, être c’est « parler l’être » ou, plus souvent, le questionner. » (À suivre.)
Frédéric Gagnon
Notice biographique
Frédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi. Il habite aujourd’hui Québec. Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature. À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue. Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.
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Toutes les citations sont tirées de l’ouvrage suivant : Steiner, Georges, Martin Heidegger, Paris, Flammarion (coll. Champs), 1987.