La traduction expérimentale
Une impulsion pour une traduction expérimentale se trouvera en étendant vers le geste de la création la métaphore romantique du philosophe Walter Benjamin dans son magnifique essai clair-obscur sur La Tâche du traducteur (Die Aufgabe des Übersetzers, 1921) : « faire mûrir le germe du pur langage au sein de la traduction ».
L’idée que la traduction peut expérimenter librement avec le texte d’un auteur est peut-être récente en tant que concept sciemment utilisé, on en découvre des exemples dans le passé : « adaptations » du Moyen-Âge, « imitations » de la Renaissance : c’est par ces dernières, celles de Pétrarque dans les langues européennes que se répandit une certaine poésie lyrique savante et durable dans notre culture, qui aida Ronsard à trouver un de ses tons, tout comme Dante avait « imité » les troubadours à ses débuts.
Au XXè siècle, la « traduction de surface » (« Oberflächenübersetzung » chez l’Autrichien Ernst Jandl) ou la traduction homophonique (ou phonétique) qui modulent dans un second langage sur les sons d’une langue-source, comme le Catullus de Louis Zukofsky, s’écartent tellement du sens de l’original qu’un tabou de la profession est brisé : le premier auteur ne sera plus forcément respecté. Mais ici la disparition récurrente d’un lien sémantique vital entre texte et traduction peut gêner, bien que Zukofsky conserve régulièrement un inattendu fil rouge vers l’original. Dans la première édition (1969, rééditée dans Complete Short Poetry en 1991), l’œuvre est signée par Louis ET Celia Zukofsky, puisqu’elle a réalisé la traduction interlinéaire sur laquelle son mari a bâti son étrange voix. Le texte latin de Catulle est en regard dans la rare édition originale mais n’est plus présent dans la réédition. Il réapparaît pourtant quand on cite cet ouvrage de Zukofsky pour mieux montrer les transformations induites. Voici un tel extrait :
Catulle, poème 70 :
Nulli se dicit mulier mea nubere malle
quam mihi, non si se Iuppiter ipse petat.
dicit: sed mulier cupido quod dicit amanti,
in vento et rapida scribere oportet aqua.
Zukofsky (transcrivant avec licences le son des syllabes latines en syllabes anglaises) :
Newly say dickered my love air my own would marry me all
whom but me, none see say Jupiter if she petted.
Dickered: said my love air could be o could dickered a man too
in wind o wet rapid a scribble reported in water.
Traduction traditionnelle du Catulle :
Aucun, dit ma femme, elle ne voudrait épouser
Autre que moi, même si Jupiter la sollicitait.
Elle le dit : mais ce qu’une femme dit à un amant épris
Dans le vent devrait être écrit sur une eau s’écoulant.
Traduction sémantique poétique de la version zukofskienne :
Tantôt dites marchandé mon amour air mien m’épouserait tout à fait
qui à part moi, personne ne voit dis Jupiter si elle demandait.
Marchandé : a dit m’amour l’air peut être oh le peut un homme marchandé aussi
au vent oh mouillé rapide un gribouillis retranscrit en eau.
Si les poètes-traducteurs sont plus aptes à opérer des « recréations », le Brésilien Haroldo de Campos nomme son travail de traducteur une « trans-création ». Il ne croit pas qu’une poésie hermétique soit difficile à transposer, au contraire, parmi les œuvres qu’il traduit il préfère une complexité énergétique qui le conduira à recréer dans sa propre langue ce qu’elles contiennent d’un « pur langage » rayonnant commun à tous les idiomes. Ses essais sont en anglais dans Novas et sa poésie néo-baroque à incrustations plurilingues est traduite en français par Inès Oseki-Dépré dans Galaxies, chez La Main Courante, 1999.
Radicalisant la veine moderniste des « variations » sur un auteur (par exemple les Lorca Variations de Jerome Rothenberg), durant les années 1980 l’écrivain expérimental allemand Oskar Pastior commença à traduire Pétrarque sans connaître l’italien, déchiffrant à partir de son latin appris. Il bouleverse ensuite sa traduction, qui dans une deuxième puis une troisième ou quatrième version finit par échapper presque complètement à son modèle. Un sonnet de Pétrarque était reflété dans un poème en prose de Pastior où les thèmes originaux, les structures et détails étaient perçus au travers de filtres et entraînaient vers de nouvelles directions. Dans l’œuvre finale, Pastior publie ses textes en premier, puis les vers de Pétrarque dans une deuxième partie séparée, et la couverture indique les noms des deux auteurs quasiment à égalité : Oskar Pastior, Francesco Petrarca : 33 Gedichte (1983).
Le concept de traduction élargie par un but poétique est maintenant plus répandu. Ainsi dans un projet de l’Australien Christopher Kelen pour le magazine en ligne Jacket, plusieurs poètes-traducteurs expliquent ou montrent leur pratique d’une « poetry of response » qui se développe au travers du terme polysémique de « réponse » à des textes d’autres poètes, ce qui peut inclure commentaire, traduction lâche ou personnalisée, réécriture, continuation, etc.
Encore plus expérimentales sont les contributions à un numéro babélien de la revue américaine Chain auquel le poète chilien Andrés Ajens a donné le sous-titre de « translucinacion » où l’on entend résonner les mots traduction, nation, hallucination. La revue contient des transpositions conçues comme des « formes de lecture-écriture qui créent de nouvelles œuvres et de nouvelles conversations » jusqu’à intégrer des distorsions programmées de machines de traduction électroniques fautives.
Dans O Cadoiro (2006) une traductrice anglophone de troubadours galiciens finit par fondre son identité moderne dans les voix moyen-âgeuses de manière troublante. L’auteure, la poète canadienne Erin Mouré, remarque par ailleurs : « Il est impossible d’être un traducteur sans deuxième langue, mais nous avons tous déjà au moins deux langues. Nous avons besoin d’apprendre à accéder au langage que nous avions à la naissance, car notre langue maternelle peut l’étouffer ».
Suite vendredi 14 novembre - ©Jean-René Lassalle
épisodes précédents :
feuilleton la Poésie multilingue : 1, 2, 3, 4
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