[De l’envoyé spécial du « Matin »] Furnes, 30 octobre. On leur a d’abord mis le derrière dans l’eau. C’était une nuit. Furieuse de se voir ainsi enjamber, l’Yser éclata et, de petit filet, devint un lac. Les Allemands s’en allèrent se sécher plus loin. Comme c’est novembre, que le soleil est pâle et que nous sommes bons, dès le lendemain nous leur envoyâmes une provision de feu inusitée. Ils ne purent rester devant ce brasier si bien tisonné. Ils se retirèrent encore : le brasier les suivit. L’infanterie belge put alors se reposer. Nous sommes allé ce matin nous asseoir avec elle. Il faisait beau, malgré la seconde nature de l’atmosphère. Dans les pays où l’on se bat, l’atmosphère n’est plus celle qui nous vient de la création. L’homme en guerre y ajoute le bruit continu de ses engins. Le roulement des canons est tellement serré, se marie si étroitement à l’air, que lorsqu’un coup détaché, ne faisant pas partie du tissu bruyant, éclate, on a la conviction qu’il vient de rompre un silence. Le champ était grand. Les fusils assemblés le meublaient sur toute sa surface de cônes réguliers : le soldat faisait sa volonté. — Il y a qu’on est content, sais-tu. Ce petit Belge était content non pas d’avoir trouvé un cigare, mais pour de bien plus hautes raisons. — On est content, on n’aura pas tenu pour rien. S’ils avaient complètement passé l’Yser, sais-tu, ils dévalaient ; pour ça, ils dévalaient. Alors on aurait tenu neuf jours – dix jours, moi – dix jours pour tout ça ! — Tu es content ? — Ça, oui. Ah ! ce qu’il en vient depuis hier, et des chevaux frais, et des gars droits. Comment que tu les appelles, ceux qui ont défilé ce matin, qui avaient des choses comme les Turcs ? Le petit Belge crie à ses amis le nom de ces soldats. — Ça oui, c’est bon. Ils sont fatigués, nos amis. Être au repos veut-il dire pour eux se reposer ? C’est simplement ne plus empiler de nouvelles fatigues. Car on ne se refait guère dans un champ avec ses habits sur soi et des betteraves pour oreiller. D’autant qu’ils n’y sont pas en paix. Un obus vient de tomber dans l’un de leurs coins. L’obus n’a pas éclaté, mais les voilà repérés. — Déménageons, dit le commandant. Ils rendossent le sac, ils reprennent le fusil, ils vont s’installer deux cents mètres plus loin. Comment voulez-vous qu’ils se délassent ? L’acier les suit. C’est la troisième fois depuis hier. Un convoi de munitions d’artillerie, à cent mètres en avant, sur l’autre versant de la route, change aussi. Il a reçu deux obus. Ils n’ont enlevé que l’arrière-train d’un cheval. Ils se réinstallent. Le départ, le chemin, cela s’est opéré flegmatiquement. Un obus ? Qu’est-ce qu’un obus ? Croyez-vous que ça leur fait plaquer le quart ? Un obus ? mais c’est la vie maintenant. A-t-on écopé depuis trois mois ? N’a-t-on pas la médaille de sa mère ? Et puis vingt pour cent sont de la camelote, on tombera sur ces vingt-là. Quant au reste autant en emportent le vent – et les éclats. — Le voilà ! Le voilà ! Les Belges se lèvent, sautent, braillent. C’est le lièvre. Le lièvre est un nouveau jeu. Lorsque les troupes sont au repos et qu’un lièvre traverse le champ, tous les bataillons se dressent. Il faut attraper le lièvre après l’avoir forcé. L’exploit accompli, le soldat héros du haut fait achève l’animal. Avant de le dépouiller il lui coupe une patte et la porte à son lieutenant (parce qu’un lieutenant c’est jeune et qu’une patte de lièvre c’est doux, et qu’en se la passant sur la joue, ça peut faire rêver à de plus tendres contacts), il donne les côtes à son capitaine, le râble à son commandant, et la peau à l’adjudant. On réserve les dents et les griffes pour le bouillon des Allemands. Le lièvre était donc signalé. Il détalait en zigzaguant. Les soldats criaient : « Taureau ! taureau ! » Il passa entre les jambes, obliqua en tous sens, échappant à l’armée belge, il traversa la route, tomba chez les artilleurs : « Taureau ! taureau ! » fila entre deux rayons de roue puis décampa à l’horizon. Le lieutenant n’aura pas sa patte. Et la petite Anversoise apparaît. Nous allons vous présenter la petite Anversoise, née à Charleroi, et qui ne connaissait pas la géographie. Toute l’armée belge la voit passer depuis trois mois. Elle piste son mari, du 1er grenadiers. — Je suis née à Charleroi, monsieur ; mais Jean est d’Anvers et j’habitais avec. On trouve drôle ça que je le suive. Ils rigolent, tenez. Moi, je sais bien que c’est du courage pour lui quand je le trouve. J’ai fait toutes les routes à pied. Je ne connaissais pas la géographie. Je la sais maintenant. Un soldat lui crie : — As-tu vu le 1er grenadiers ? — Pas depuis deux jours, non ! — Je sais où il est, moi. — Eh ! dis-le. — Dans ma poche. La petite Anversoise lui coule un regard méprisant. Mais surtout elle n’aime pas les gendarmes. — Ils savent qui je suis ; il faut que tous les jours ils m’examinent et mes papiers avec. Ils me disent qu’ils m’emprisonneront, de m’en aller, et sans politesse, monsieur, Mais moi, je n’ai pas peur. Je leur dis qu’on ne peut pas m’emprisonner, que je suis née à Charleroi, que j’ai autant de droit qu’eux de me promener en Belgique et que je cherche le 1er grenadiers, puisque Jean y est. — Vous l’avez vu ? — Il y a deux jours. Toute sa joie secrète lui monta dans les yeux. Petit cœur ! Et le défilé des routes de guerre continue. Ce sont quinze prisonniers entre des chasseurs français. Eh bien ! dépouillez-les de leur uniforme, regardez uniquement leur figure – les figures de ces quinze-là – ce sont des hommes. Avant le choc, on leur aurait serré la main. Un soldat belge qui parle allemand marche à côté de l’un d’eux. Ils poursuivent une conversation, et dans le cours, suivant la phrase, instinctivement, ils se sourient. Une auto-mitrailleuse les croise. Un mitrailleur descend, s’insinue lestement dans la colonne, chipe le casque de l’un, remonte et file. L’Allemand a souri, d’un sourire qui entend. Ce sont des hommes, mais ils portent le même habit que ceux qui coupent les seins aux femmes. Ils ont collectivement piraté. La vertu française qui précipite le cœur vers l’ennemi désarmé, devant leurs œuvres basses s’est arrêtée, interdite. Et lorsque sur leurs pas les petites filles leur crient : « Hou ! Hou ! » ils ne font que cueillir les fruits de leurs graines. Savez-vous ce qu’ils font encore, ce matin, en dehors du combat ? Ils achèvent de jeter bas les maisons comprises entre Furnes et l’Yser. Ils en étaient, ce vendredi 30 octobre, à 3 kilomètres de Furnes. Ce n’était même pas un village, deux groupes de fermes seulement. Leur Taube est venu planer entre, a laissé tomber dans le ciel des boules nuageuses blanches et noires. Sitôt aperçues, nous avons pris notre montre. Quatre minutes après, le premier shrapnell descendait sur les toits. Ils en lancèrent cinq. Ils s’en vont, on les décolle ; alors, ils tapent sur les choses. C’était à 3 kilomètres de Furnes. Ils iront bien jusque-là. Furnes, avec tes cinq maisons de poupée et ton flamant par-dessus le pignon ; Furnes, avec ton hôtel de ville où le bourgmestre ne devait entrer qu’en talons hauts et bas de soie ; Furnes, dont le beffroi porte un si mignon campanile, les bêtes sont là ! Albert Londres.
Le Matin, 5 novembre 1914.