« Les considérants qui se trouvent à la tête des statuts généraux définissent clairement le principe et le but de l’association internationale. Ils établissent avant tout : que l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ; que les efforts des travailleurs doivent tendre à constituer pour tous les mêmes droits et les mêmes devoirs – c’est-à-dire l’égalité politique, économique et sociale ; que l’assujettissement des travailleurs au capital est la source de toute servitude politique, morale et matérielle ; que par cette raison l’émancipation économique des travailleurs est le grand but auquel doit être subordonné tout mouvement politique ; que l’émancipation des travailleurs n’est pas un problème simplement local ou national mais international 7. »
En réalité, il s’agit simplement des statuts de l’Internationale rédigés en 1864 par… Marx lui-même, entérinés par le congrès de Genève. Proudhon était mort l’année précédente et ce fut incontestablement sa doctrine qui prédomina à ce congrès et au suivant, à Lausanne (2-8 septembre 1867). »
Là, c'est René Berthier qui rend compte des différents qui accompagnèrent la création de l'AIT et son évolution postérieure. Et cela montre vite que ce n'est pas la simplicité qui prévalut lors de ces processus de naissance et de développement de ce qui devint la Première Internationale.
Michel Peyret
Le Monde Libertaire
hors-série n°43 (22 décembre 2011-22 février 2012) | Autogestion
L’AIT anti-autoritaire et la rupture avec le bakouninisme
En guise d’introduction
En août 2012 aura lieu une rencontre internationale à Saint-Imier, en Suisse, pour célébrer le 140e anniversaire du congrès de Saint-Imier qui a scellé la rupture avec une Association internationale des travailleurs que Marx, Engels et leurs amis avaient vidée de leur substance, et la naissance de l’Internationale dite « auti-autoritaire ».
Le texte qui suit est le début d’un ouvrage que René Berthier a écrit pour la circonstance, et qui est destiné à rendre compte de cette partie de l’histoire du mouvement ouvrier international qui a trop longtemps été passée sous silence.
Nous ne pouvons encore affirmer que l’ensemble du document passera sous forme de « feuilleton » dans Le Monde libertaire : nous n’en livrons ici que le début. Mais les lecteurs du journal peuvent tenter leur chance en allant sur le site de l’organisation de la rencontre : le « feuilleton » a des chances de s’y trouver prochainement.
On verra ainsi que l’Internationale « anti-autoritaire » n’est pas une nouvelle internationale : le congrès de Saint-Imier ne fait que reprendre la suite de la numération des congrès précédents. C’est donc la même organisation. Ce ne sont pas les « anti-autoritaires » qui ont scissionné : c’est la bureaucratie dirigeante de l’AIT qui s’est auto-dissoute suite à la dénonciation unanime de toutes les fédérations de l’Internationale des décisions du congrès de La Haye tenu en septembre 1872.
On apprendra que la tentative faite par les scissionnistes Marx et Engels de récupérer la direction de l’Internationale échoua de manière si magistrale qu’ils n’en publièrent même pas le compte rendu.
On apprendra que malgré la propagande marxiste, il n’y eut jamais de fédération allemande de l’AIT, et que de l’aveu même du journal social-démocrate allemand, aucune cotisation ne fut jamais versée.
On apprendra que malgré les manœuvres bureaucratiques des dirigeants socialistes allemands contre Bakounine, James Guillaume et les anti-autoritaires, ces derniers tentèrent à plusieurs reprises d’opérer des rapprochements avec les socialistes allemands – tentatives que les dirigeants allemands traitèrent par le mépris.
C’est donc à une « anti-histoire » de l’AIT que nous aurons affaire, une histoire qui va à contre-courant de tout ce qui a pu circuler jusqu’à présent, et que malheureusement les libertaires eux-mêmes ont parfois « avalée ».
Mais on verra aussi que le travail de René Berthier est, également, dénué de complaisance envers le mouvement libertaire lui-même… En montrant, par exemple, que l’AIT anti-autoritaire ayant rompu avec les principes du bakouninisme, elle a peut-être précipté sa perte.
La question de l’organisation du mouvement ouvrier s’est cristallisée dans ce qu’on a appelé le « débat » Marx-Bakounine, qui n’a jamais été un débat, en tout cas pas au sens où deux adversaires exposent loyalement leurs positions de manière contradictoire. Le « débat » Bakounine-Marx s’est soldé ainsi : Bakounine, James Guillaume, la Fédération jurassienne puis la presque totalité du mouvement ouvrier organisé de l’époque ont été exclus de l’Association internationale des travailleurs par Marx, Engels et leurs amis à la suite de manœuvres bureaucratiques qui sont un modèle du genre.
Selon Georges Haupt, le refus de Marx d’engager le débat doctrinal avec Bakounine « est avant tout d’ordre tactique. Tout l’effort de Marx tend en effet à minimiser Bakounine, à dénier toute consistance théorique à son rival. Il refuse de reconnaître le système de pensée de Bakounine, non parce qu’il dénie sa consistance, comme il l’affirme péremptoirement, mais parce que Marx cherche ainsi à le discréditer et à le réduire aux dimensions de chef de secte et de conspirateur de type ancien 1 ».
Les discours hagiographiques et dogmatiques des théoriciens marxistes et de ceux qui les répètent par cœur, sur les « glorieux dirigeants du prolétariat international », ont efficacement masqué la réalité. Une fois connue la réalité dans sa crudité, les théorisations qui en ont été faites apparaissent pour ce qu’elles sont : des impostures.
La confrontation entre bakouninistes et marxistes dans l’Internationale prit, on l’oublie parfois, un caractère « institutionnel » à travers des interprétations divergentes des statuts. Ceux-ci affirment que « l’émancipation économique de la classe ouvrière est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen ». Une telle rédaction convient tout à fait aux bakouniniens, mais pas à Marx, qui a pourtant rédigé le texte.
Pendant les années qui vont suivre la création de l’Internationale, les bakouniniens vont s’accrocher à cette formulation, que Marx de son côté va tenter de modifier.
Certes, l’Adresse inaugurale, rédigée également par Marx, affirme que « la conquête du pouvoir politique est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière » ; mais ce document n’a fait l’objet d’aucun vote. Pourtant, les marxistes vont considérer comme acquise la question de la conquête du pouvoir. L’Adresse inaugurale aura pour eux valeur statutaire alors même qu’elle n’est perçue par les militants de l’époque que l’expression du point de vue de son auteur.
Le comité de rédaction du Monde libertaire
La rupture Marx-Bakounine
Vers 1860 la nécessité de constituer une organisation ouvrière internationale devient évidente à de nombreux militants. L’initiative de créer cette organisation revient à deux groupes d’ouvriers impliqués dans les luttes dans leurs pays respectifs : un groupe de dirigeants syndicalistes anglais et un groupe de mutuellistes proudhoniens français.
Les Anglais. La classe ouvrière anglaise était puissamment organisée sur le plan syndical. En 1859, une grande grève des ouvriers du bâtiment de Londres avait confronté les dirigeants syndicaux à la nécessité pratique de la solidarité avec le mouvement ouvrier du continent pour empêcher l’embauche des briseurs de grève.
Les Français. Le mouvement ouvrier français avait subi une féroce répression après la révolution de 1848 et l’instauration du régime impérial de Napoléon III. En 1861 a lieu une retentissante grève des typographes parisiens. Une nouvelle génération de militants était apparue, influencée par les thèses proudhoniennes et préconisant l’association ouvrière, l’organisation de coopératives, le crédit mutuel 2.
En 1862, à l’occasion de l’exposition universelle de Londres, une délégation de 340 ouvriers français se rend dans la capitale britannique et noue des relations avec des syndicalistes anglais afin d’examiner les progrès économiques et techniques accomplis au cours des années écoulées. Les travailleurs anglais profitent de l’occasion pour proposer un rapprochement avec leurs camarades français. Des relations suivies s’établissent dès lors des deux côtés de la Manche. Les ouvriers français sont émerveillés par le niveau d’organisation de leurs camarades d’outre-Manche.
En 1863, les syndicalistes anglais invitent leurs camarades français à l’occasion d’une manifestation en faveur de l’indépendance de la Pologne. De grands meetings sont organisés. À la même époque, les travailleurs allemands s’organisent autour de Ferdinand Lassalle, un chef énergique. Les ouvriers italiens tentent de s’unir. En 1863, Garibaldi avait été reçu avec enthousiasme par les trade-unionistes britanniques. Il y avait donc alors une réelle effervescence en Europe.
Le 22 juillet 1864, un meeting réunit les principaux dirigeants syndicaux de Londres et six ouvriers français. Le lendemain, les Anglais accueillent les Français dans une réunion restreinte où sont jetées les bases d’une entente. L’Association internationale des travailleurs est définitivement constituée au cours d’un voyage que Tolain et Perrachon, accompagnés du Limousin Passementier, font à Londres en septembre 1864. Le 29 septembre 1864, lors d’une réunion à Saint Martin’s Hall, l’AIT est constituée officiellement. Le projet français de créer des sections en Europe reliées par un comité central, qu’on nommera Conseil général, est approuvé. Citant un des signataires du Manifeste des Soixante, James Guillaume écrit avec quelque raison que l’Internationale fut « un enfant né dans les ateliers de Paris et mis en nourrice à Londres 3 ».
L’Anglais Odger est nommé président du Conseil général.
La nouvelle organisation, essentiellement franco-anglaise, intègre cependant des émigrés polonais, allemands, italiens. Un comité provisoire, auquel se joint Marx, Jung, Eccarius, est chargé de rédiger les statuts de l’organisation. Contrairement au discours hagiographique des historiens officiels du marxisme, l’Internationale ne fut en rien une création de Marx, qui resta totalement étranger aux travaux préparatoires qui eurent lieu entre 1862 et 1864. « Il s’est joint à l’Internationale au moment où l’initiative des ouvriers anglais et français venait de la créer. Comme le coucou, il est venu pondre son œuf dans un nid qui n’était pas le sien. Son dessein a été, dès le premier jour, de faire de la grande organisation ouvrière l’instrument de ses vues personnelles 4. » L’ouvrage dans lequel J. Guillaume émet cette opinion a été publié longtemps après la mort de Marx, et sans doute la rancœur consécutive à l’exclusion de l’auteur à la suite des manœuvres bureaucratiques de Marx ne contribue-t-elle pas à atténuer l’expression de sa pensée. Il reste que l’image du coucou n’est pas fausse.
La structure mise en place dans l’Internationale est celle d’une association ouvrière de type syndical. Un Conseil général établit « des relations entre les différentes associations ouvrières de telle sorte que les ouvriers de chaque pays soient constamment au courant des mouvements de leur classe dans les autres pays ». Cette phrase est importante car c’est autour d’elle que vont se cristalliser rapidement les divergences entre partisans de Marx et partisans de Bakounine sur la fonction du Conseil général. On retrouvera alors l’opposition entre centralisation et fédéralisme.
A côté du Conseil général doivent se constituer des sections ouvrières locales et des fédérations nationales. L’AIT tiendra des congrès annuels souverains. Le mouvement des Trade Unions refuse d’adhérer. Très vite apparaîtront sur le continent des sections en France, en Belgique, en Suisse, en Espagne, en Italie, en Hollande.
L’Internationale avait des statuts provisoires qui devaient être ratifiés par son premier congrès, qui devait se tenir en 1865 en Belgique. Ce congrès ne se tint pas et fut remplacé par une conférence qui rassembla Varlin, de Paepe, Jung, Eccarius, Dupleix, Becker, Odger, Marx et quelques autres.
Le premier congrès de l’Internationale eut lieu du 3 au 8 septembre 1866, à Genève. Marx est absent 5, Bakounine n’est pas encore membre. Soixante délégués représentant des sections d’Angleterre, de France, d’Allemagne et de Suisse assistent à ce congrès, présidé par un Hermann Jung, un horloger de Saint-Imier vivant à Londres. Pierre Coullery – un « humanitaire néo-chrétien » selon L. Lorwin 6, était l’un des secrétaires du congrès. Coullery et Jules Vuilleumier représentaient la section de La Chaux-de-Fonds, James Guillaume celle du Locle et Adhémar Schwitzguébel celle de Sonvillier.
Ce premier congrès fut assez confus, mais il adopta notamment la résolution en faveur de la journée de huit heures, une résolution pour des lois internationales protégeant les femmes et les enfants et pour l’abolition du travail de nuit pour les femmes. Le congrès se prononça pour la suppression du salariat. Il adopta les statuts rédigés par Marx, assez vagues pour permettre à tout travailleur d’adhérer. Ne figure pas l’article que Marx fera ajouter en 1872 sur la conquête du pouvoir politique.
Plus tard, Bakounine se référera en ces termes au congrès de Genève : « L’association internationale des travailleurs a une loi fondamentale à laquelle chaque section et chaque membre doivent se soumettre, sous peine d’exclusion. Cette loi est exposée dans les statuts généraux, proposés en 1866 par le conseil général de l’association au congrès de Genève, discutés et unanimement acclamés par ce congrès, enfin définitivement sanctionnés par l’acceptation unanime des sections de tous les pays. C’est donc la loi fondamentale de notre grande association.
Les considérants qui se trouvent à la tête des statuts généraux définissent clairement le principe et le but de l’association internationale. Ils établissent avant tout : que l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ; que les efforts des travailleurs doivent tendre à constituer pour tous les mêmes droits et les mêmes devoirs – c’est-à-dire l’égalité politique, économique et sociale ; que l’assujettissement des travailleurs au capital est la source de toute servitude politique, morale et matérielle ; que par cette raison l’émancipation économique des travailleurs est le grand but auquel doit être subordonné tout mouvement politique ; que l’émancipation des travailleurs n’est pas un problème simplement local ou national mais international 7. »
En réalité, il s’agit simplement des statuts de l’Internationale rédigés en 1864 par… Marx lui-même, entérinés par le congrès de Genève. Proudhon était mort l’année précédente et ce fut incontestablement sa doctrine qui prédomina à ce congrès et au suivant, à Lausanne (2-8 septembre 1867).
Que ce soit au congrès de Genève ou à celui de Lausanne, les positions du Conseil général, c’est-à-dire de Marx, ne soulevèrent pas l’enthousiasme. En ces premières années, des idées extrêmement variées coexistaient et se confrontaient dans une atmosphère plutôt cordiale. Le programme de ce deuxième congrès était chargé : on recommanda la création de banques accordant des crédits gratuits aux travailleurs ; on préconisa la création de sociétés d’assurance mutuelle ; les sociétés de métiers furent invitées à créer, avec leurs fonds, des sociétés coopératives de production. La perspective de ce congrès fut la mise en œuvre de mesures concrètes et immédiates visant à émanciper la classe ouvrière. On vota des résolutions au sujet de l’enseignement gratuit, de l’impôt, de l’abolition des monopoles d’état, de l’établissement des libertés politiques et des écoles-ateliers.
La discussion sur la propriété privée opposa Pierre Coullery, partisan de la propriété individuelle, au Belge César de Paepe favorable à la propriété collective, à laquelle allaient se rallier plus tard les internationalistes. Ce problème figurera à l’ordre du jour du troisième congrès de l’Internationale.
C’est encore Proudhon qui domine à ce congrès, ce qui fait enrager Marx, qui écrit à Engels le 11 septembre 1867 : « Au prochain congrès de Bruxelles, je tordrai moi-même le cou à ces ânes de proudhoniens. J’ai préparé toute l’affaire de manière diplomatique et je n’ai pas voulu paraître personnellement avant que mon livre (le Capital) ne fût publié et que notre Internationale n’eût pris racine. Dans le rapport officiel du Conseil général (où, malgré tous leurs efforts, les bavards parisiens n’ont pu empêcher notre réélection), je ne manquerai pas de les fustiger comme il faut. »
À plusieurs reprises dans cette lettre, Marx parle de « notre Internationale ». Le coucou commence à vouloir s’approprier le nid.
C’est au congrès de Bruxelles, en 1868, que les choses commencent à changer. La question de l’instruction obligatoire et gratuite est posée, ainsi que celle de l’égalité des droits de la femme. Les mutualistes sont mis en minorité : ils s’opposaient à l’examen des problèmes politiques. Pour des hommes comme Varlin et César de Paepe, on ne peut écarter l’examen des problèmes politiques, mais ces problèmes doivent être abordés au sein de l’Internationale.
D’importantes questions sociales figuraient à l’ordre du jour du congrès de Bruxelles. La grève fut considérée comme l’arme principale des ouvriers. Plusieurs participants préconisèrent l’établissement de cahiers du travail qui rappelaient les cahiers de doléances de 1789. Les délégués se déclarèrent en général partisans du régime de la propriété collective pour les biens immobiliers.
C’est au congrès de Bâle (6-12 septembre 1869) que s’opère un véritable tournant. Bakounine est maintenant adhérent. Les proudhoniens de droite sont définitivement battus à la suite d’une alliance entre bakouniniens, blanquistes et marxistes. Ce quatrième congrès de l’Internationale prit position sur le régime de la propriété. Le Congrès de Bruxelles avait certes déjà traité de cette question, mais les partisans de la propriété privée, qui avaient été mis alors en minorité à Bruxelles, relancèrent le débat, affirmant que ce problème était complexe et qu’il n’avait pas été réglé. Après une discussion animée, le Congrès se déclara clairement collectiviste.
La question de l’héritage était la seconde question à l’ordre du jour, sur laquelle eut lieu un affrontement. Cette question ne présentait sur le fond aucun intérêt, mais elle servit aux marxistes de prétexte pour compter les voix. Ceux-ci présentèrent un amendement à la résolution votée, qui est repoussé. On peut ainsi déterminer le poids respectif des différents courants à partir des voix qui se sont portées sur les amendements ou sur les motions :
63 % des délégués de l’AIT se regroupent sur des textes collectivistes « bakouniniens ».
31 % se regroupent sur des textes « marxistes ».
6 % maintiennent leurs convictions mutuellistes (proudhoniens).
Le problème des caisses de résistance est, sans contredit, le plus important traité à Bâle. Chaque section fut invitée à en créer. On conseilla aux responsables de ces caisses de les fédérer en organisations régionales, nationales, internationales. En leur permettant de soutenir des grèves prolongées, ces caisses devaient permettre aux travailleurs de lutter contre la bourgeoisie.
Des résolutions administratives furent votées à Bâle dont les délégués fédéralistes n’avaient pas évalué la portée, et qu’ils regrettèrent par la suite. Ces résolutions attribuaient au Conseil général le droit de refuser l’admission de nouvelles sociétés ou de les suspendre des sections – décisions qui devaient être soumises au congrès suivant il est vrai. James Guillaume écrit à ce sujet en 1872 : « Nous étions tous animés de la plus complète bienveillance à l’égard des hommes de Londres. Et notre confiance fut si aveugle que nous contribuâmes plus que personne à faire voter ces fameuses résolutions administratives qui allaient donner au Conseil général une autorité dont il a fait un si fâcheux usage. Leçon profitable, et qui nous a ouvert les yeux sur les vrais principes de l’organisation fédérative 8. »
C’est au congrès de Bâle – Bakounine vient d’adhérer à l’Internationale – qu’apparaissent ouvertement les deux courants qui vont s’affronter. Ces courants existaient déjà à Bruxelles, mais ils sont maintenant clairement délimités. D’un côté il y a les Belges, la plupart des Français, les Espagnols et les Jurassiens qui se révèlent fédéralistes et révolutionnaires ; de l’autre il y a le Conseil général, les Allemands, une partie des Suisses qui sont centralistes et sociaux-démocrates.
« Depuis le congrès de Bâle (septembre 1869), la coexistence dans l’Internationale de différentes conceptions, telles que celles des socialistes étatistes, collectivistes, anti-autoritaires et proudhoniens, et de tactiques diverses (action politique, abstentionnisme, syndicalisme, coopération, etc.), fut remplacée par des agressions des partis autoritaires et étatistes, dont les principaux centres étaient la Fabrique de Genève, le Parti socialiste allemand et le Conseil général de Londres 9. »
La situation créée au congrès de Bâle est évidemment inacceptable pour Marx. C’est après ce congrès que commenceront les attaques systématiques et les plus violentes contre le révolutionnaire russe. « Ce russe, cela est clair, veut devenir le dictateur du mouvement ouvrier européen. Qu’il prenne garde à lui, sinon il sera excommunié », prophétise Marx dans une lettre à Engels datée du 27 juillet 1869. À quoi Engels répond le 30 juillet : « Le gros Bakounine est derrière tout cela, c’est évident. Si ce maudit Russe pense réellement se placer, par ses intrigues, à la tête du mouvement ouvrier, il est grand temps de le mettre hors d’état de nuire. » Après avoir voulu tordre le cou aux « ânes de proudhoniens », il faut maintenant excommunier Bakounine…
Il est vrai que Marx et Engels avaient de quoi se méfier. Précédemment à son adhésion à l’Association internationale des travailleurs, Bakounine avait créé une organisation nommée Alliance internationale de la démocratie sociale, qui avait demandé son adhésion à l’Association internationale des travailleurs. L’adhésion avait été refusée par le Conseil général pour des raisons parfaitement légitimes, puisqu’elle se concevait elle-même à l’origine comme une organisation internationale. Pour être en conformité avec les statuts de l’Internationale, l’Alliance se transforma en simple section de l’AIT. Sous cette condition, l’adhésion fut acceptée. Son rôle en tant que section de l’Internationale ne fut pas négligeable puisque c’est à son instigation que fut créée la fédération espagnole.
Marx et Engels développeront, à propos de l’« Alliance » bakouninienne, une véritable obsession paranoïaque, lui attribuant les pires méfaits et la voyant derrière toutes les initiatives qui n’allaient pas dans le sens de leurs propres vues. Le fantôme de l’Alliance et de Bakounine se dressant derrière elle va littéralement hanter Marx et Engels. Franz Mehring, un historien et militant marxiste parfaitement orthodoxe, écrira dans sa biographie de Marx qu’il n’y avait rien qui puisse prouver les accusations de Marx et d’Engels contre Bakounine – ils n’auront pas entièrement tort, d’ailleurs.René Berthier
1. Georges Haupt, Bakounine, combats et débats, Institut d’études slaves, 1979.
2. On attribue à Proudhon l’idée selon laquelle il était opposé aux grèves. Il dit simplement que les grèves ne peuvent résoudre sur le fond la question sociale.
3. James Guillaume : Karl Marx pangermaniste, p. 5. (Reprint from the collection of the University of Michigan Library.)
4. Ibid.
5. Marx n’assistera à aucun congrès de l’Internationale, sauf celui de La Haye constitué de délégués soigneusement sélectionnés par lui.
6. Lewis L. Lorwin, L’Internationalisme et la classe ouvrière (Labor and Internationalism), 2e édition, Gallimard, 1933.
7. « Le jugement de M. Coullery » juillet 1869, L’Égalité, 31 juillet 1869.
8. Mémoire de la Fédération jurassienne, p. 82. Cf. James Guillaume, L’Internationale documents et souvenirs, vol. I, p. 207.
9. M. Nettlau, « Les Origines de l’Internationale anti-autoritaire », article du Réveil du 16 septembre 1922.