Avec Nourrir l’Europe en temps de crise. Vers des systèmes alimentaires résilients, Pablo Servigne dresse un état des lieux sans concession de l’agriculture industrielle qui triomphe partout, mais qui porte les gènes de sa disparition. Il avance des propositions pour imaginer l’après de ce système absurde et en fin de course.
La création de la « ferme-usine des Mille vaches » dans la Somme, l’installation annoncée d’un élevage de volailles XXL dans une autre région, la multiplication de retenues d’eau pour l’irrigation du maïs ici ou là : le modèle de l’agriculture industrielle ne s’est jamais aussi bien porté.
Il triomphe partout. Et ce qui est vrai pour la France vaut pour tous les pays de l’Union européenne et au-delà. Rien ne semble devoir stopper la course au gigantisme agricole et à la spécialisation qui sont sa marque de fabrique.
Du pétrole en nourriture
Et pourtant c’est la mort de ce modèle que Pablo Servigne annonce dans son livre. Non pas à la suite d’une catastrophe brutale et imprévisible mais parce que l’agriculture industrielle porte au plus profond d’elle-même les gènes de sa propre disparition.
Si l’on devait résumer l’agriculture moderne, explique l’auteur, on pourrait dire d’elle qu’elle consiste à transformer du pétrole en nourriture. Le constat est paradoxal mais il n’est pas faux au vu de la facture énergétique de l’agriculture – transports, intrants, outillage… : l’homme, lorsqu’il consomme une céréale ou un animal (lui-même nourri avec ces céréales), se nourrit de pétrole. Il en consomme même de plus en plus, note Pablo Servigne dans son ouvrage, issu d’un rapport rédigé à la demande du député européen Yves Cochet.
En 1940, une calorie d’énergie permettait de produire 2,3 calories de nourriture ; de nos jours il faut dépenser plus de 7 calories d’énergie pour produire une calorie d’énergie. Autrement dit, le seul maintien de la production agricole exige de plus en plus d’énergie.
Quel est l’avenir d’un tel système quand on sait que la production d’hydrocarbures (le gaz et le pétrole) est fatalement appelée à décliner même s’il est hasardeux d’avancer une date précise ?
Modèle en bout de course
La raréfaction de la ressource en eau douce – un autre ingrédient de l’essor de la production agricole – est un autre motif d’inquiétude. En 2050, rappelle l’auteur, « chaque humain disposera en moyenne d’un quart de l’eau potable dont disposait un être humain en 1950 ».Ce modèle agricole, qui ne subsiste que parce qu’il ne supporte pas les coûts qu’il génère, faut-il le défendre à tout crin ? Pablo Servigne le juge en bout de course. Et de citer quelques exemples à l’appui : 90 R0de la viande consommée dans le monde provient de quinze espèces animales. Près de 90 R0du lait produit aux Etats-Unis dépend d’une race unique de vache laitière. Idem pour les œufs et les bananes dont le commerce, pour celles-ci, est entre les mains d’une poignée de multinationales.
La fragilité de ce modèle d’une agriculture industrielle poussée à son extrême se mesure à un autre facteur : l’importance des transports. En ce début de XXIe siècle, les céréales qui approvisionnent Paris parcourent 500 kms en moyenne. Un siècle auparavant, la distance n’était que de 100 kms. La distance des fruits et des légumes a de son côté était multipliée par dix !
Comme le fait observer Carlyn Steel, une architecte spécialiste des systèmes alimentaires urbains citée par l’auteur, « la majorité de la nourriture que vous et moi allons manger la semaine prochaine n’est pas encore arrivée au pays ».
Changement de cap radical
Pour s’émanciper de ce système absurde Pablo Servigne avance diverses recommandations. Comme d’autres auteurs avant lui il préconise de favoriser l’agriculture urbaine et péri-urbaine, de revenir à un modèle agricole favorisant la polyculture et la diversité génétique, de réduire le cheptel… Bref, de « refaire vivre les campagnes ».
Le changement de cap est radical. Il suppose aussi de s’attaquer au « verrouillage institutionnel »dénoncé à juste titre par l’auteur et qui fait que les solutions alternatives ne sont guère étudiées par les organismes de recherche agronomiques officiels.
Il suppose surtout de cesser de mettre le consommateur au centre du jeu. « Aussi longtemps que nous ne saurons pas nous auto-limiter collectivement, par des normes les moins coercitives possibles, il sera difficile d’envisager le moindre système compatible avec la biosphère », écrit l’auteur avant de conclure : « Le plus grand obstacle à la transition ne se situe pas tant dans les champs ou sur les tracteurs des agriculteurs que dans les supermarchés et les foyers. Il est probable que les grandes avancées vers des systèmes alimentaires post-pétrole seront dès lors franchies dans nos maisons et nos cuisines ».