Vox Luminis (Lionel Meunier, Lisa Goldberg), août 2014
Photographie © Robin .H. Davies
Cher Guillaume,
Les semaines défilent à une vitesse folle, si bien que nous finirons par être à Noël avant que j'aie terminé de te raconter les concerts de cette fin d'été normande. Tu as raison de me rappeler ma promesse et je vais donc clore ma série de relations sur ce qui a représenté pour beaucoup, dont ton serviteur, l'apothéose de cette édition 2014 du festival de l'Académie Bach.
Je te laisse imaginer l'impatience qui était la mienne d'entendre en direct Vox Luminis, dont j'ai commencé très tôt à suivre le travail, avant que le succès mérité de son disque Schütz fasse de lui un des ensembles de musique ancienne qui comptent aujourd'hui ; peut-être te souviens-tu de l'entretien que son directeur musical, Lionel Meunier, m'avait accordé il y a maintenant quatre ans et qui montre, à la relecture, le trajet que ses musiciens et lui ont parcouru depuis. Je suis naturellement méfiant envers ces grandes attentes qui font naître tant d'espérances que tout occupés d'elles, nous ne nous apercevons pas qu'elles sont devenues si démesurées qu'elles risquent de nous laisser déçus.
J'ai eu la chance, là encore, d'assister aux répétitions du concert du soir et il ne m'a pas fallu très longtemps pour commencer à saisir ce qui fait de Vox Luminis un ensemble à part. Il y a, tout d'abord, un travail de fond sur le texte qui est au cœur même de sa démarche ; on reproche souvent à certains de ses confrères, parfois non sans raison, de faire preuve, sur ce point, d'une désinvolture qui affadit leurs propositions. Avec Lionel Meunier et ses chantres, le verbe s'incarne puissamment pour mieux venir toucher l'auditeur, qu'il le caresse ou le bouscule, et la musique est tout sauf une tapisserie joliment décorative que l'on regarde mollement en sirotant une tasse de thé tiède sur les coussins d'un salon douillet. Il y a ensuite des individualités remarquables à tous les pupitres, vocaux comme instrumentaux, qui savent mettre toute leur richesse technique et expressive au service du collectif, chacun ne cherchant pas à être meilleur que son voisin mais à chanter de la façon la plus libérée possible, sans autre contrainte que celles fixées par le compositeur sur sa partition. Ce qui impressionne, enfin, est l'unité qui existe entre des musiciens qui savent échanger et s'écouter mutuellement mais qui, une fois la ligne interprétative fixée, s'y tiennent avec une discipline et une conviction également remarquables.
Cette approche conjuguant souplesse et minutie (cette dernière regardant non seulement l'articulation du texte et de la musique, mais aussi l'acoustique) s'est révélée payante durant tout le concert qui proposait un parcours en compagnie de trois grands noms de la cantate germanique, Pachelbel, dont le trop célèbre Canon et Gigue est le chétif arbrisseau qui cache une forêt d’œuvres tout à fait dignes d'intérêt et qu'on ne se soucie hélas plus guère de mettre en valeur aujourd'hui, Buxtehude qui a, lui, retrouvé sa place éminente dans l'histoire de la musique et pas seulement parce qu'il fut l'un des modèles du troisième compositeur du programme, Johann Sebastian Bach. Le choix et l'agencement des différentes œuvres avaient été pensés avec beaucoup d'intelligence afin de ménager une progression dramatique de la jubilation tranquille de la cantate Was Gott tut, das ist wohlgetan de Pachelbel, une partition dans laquelle le choral joue un puissant rôle unificateur, aux climats contrastés de la partita sur le même thème, dont Bach se souviendra de la richesse d'invention (sa famille était liée à Pachelbel et on a retrouvé trois pièces d'orgue de son aîné copiées par ses soins), puis aux atmosphères plus méditatives du magnifique Christ lag in Todesbanden, qui constitue une des nombreuses preuves que l'inspiration du Cantor de Leipzig ne lui tombait pas du ciel, et des deux pièces de Buxtehude, une passacaille instrumentale suivie d'une vocale, ce Jesu meines Lebens Leben auquel son ostinato s'ouvrant sur ce symbole doloriste qu'est le tétracorde descendant apporte une mélancolie à la fois douce et poignante. À la fin de cette première partie, l'émotion était déjà telle que les bravos fusaient de partout, mais il faut dire que tant sur le plan instrumental – je pense qu'on entendra parler à nouveau de Jacek Kurzydło, premier violon au jeu techniquement impeccable et d'une sensibilité à la fois déliée et frémissante – que vocal, où sa cohésion, son expressivité sans maniérismes, en particulier du côté des contre-ténors dont l'absence d'afféterie m'a ravi, mais aussi la haute tenue des prestations solistes – Zsuzsi Tóth lumineuse comme à son habitude, Stefanie True d'un grand raffinement de timbre, la révélation ayant été, pour moi, Robert Buckland auquel son éloquence enflammée devrait logiquement valoir, demain, de tenir des rôles d'Évangéliste –, la très haute tenue de la prestation de Vox Luminis désarmait la critique, ma seule réserve touchant l'interprétation un rien trop timide des pièces d'orgue solistes par Marcin Szelest, par ailleurs continuiste attentif et pertinent.
Le second volet du concert, dédié à Bach, débutait dans la même atmosphère douloureuse sur laquelle le précédent s'était refermé avec celle que l'on pense être, si l'on admet son authenticité, la toute première cantate de Johann Sebastian, Nach dir, Herr, verlanget mich BWV 150, qui utilise déjà la tonalité de si mineur pour traduire l'imploration et s'achève sur une chaconne, une forme circulaire pour mieux signifier que le secours de Dieu ne fait jamais défaut au croyant pris dans les vicissitudes du quotidien ; dans cette œuvre comme dans Christ lag in Todesbanden BWV 718 pour orgue qui la suivait, on sent à quel point le musicien a été attentif à la leçon de Buxtehude et combien elle a laissé une empreinte indélébile sur son style. En guise de finale, nous était proposée la brève et peut-être fragmentaire cantate Der Herr denket an uns BWV 196, sans doute composée pour un mariage et dans laquelle Bach opère une fusion séduisante entre éléments sacrés et profanes, une belle façon de prendre congé sur une note de douceur joyeuse.
J'avoue que j'étais curieux d'entendre ce que Vox Luminis pourrait offrir dans la musique du Cantor dans la mesure où, dans mon esprit, cet ensemble est principalement lié au XVIIe siècle. Que dire d'autre, sinon que mon bonheur a été complet tant les musiciens ont démontré d'intelligence de ce répertoire dont, à force de travail, ils ont compris l'essentiel des enjeux et des exigences, et qu'ils restituent avec une fluidité, un naturel, une science et une simplicité qui font mouche à chaque mesure. Je me suis même pris à rêver que leur interprétation qui me semble opérer une synthèse convaincante entre l'attention au verbe des anciens (Leonhardt et Harnoncourt), l'esthétisme de Herreweghe, la probité de Suzuki, l'impulsion dramatique et dansante de Gardiner, et la clarté des textures des tenants du « un chanteur par partie » (Pierlot, Kuijken...) puisse inciter leur maison de disques à leur confier sinon une intégrale, au moins une vaste anthologie des cantates.
J'attendais beaucoup ; j'ai été comblé. Ne trouves-tu pas, cher Guillaume, que ce sentiment d'accomplissement est ce que l'on peut rêver de mieux pour mettre un point final à ces quatre lettres ? J'espère que tu auras pris autant de plaisir à les parcourir que moi à les rédiger à ton intention, et surtout qu'elles t'auront donné l'envie de te rendre à ton tour en Normandie pour assister à l'édition 2015 du festival, dont je gage qu'elle sera riche de découvertes et d'émotions. Ce serait, en tout cas, un sincère plaisir de partager un bout de banc d'église avec toi.
Porte-toi bien et sois heureux.
Académie Bach d'Arques-la-Bataille, Festival de musique ancienne, samedi 23 août 2014, Église d'Arques-la-Bataille
Johann Pachelbel (1653-1706), Was Gott tut, das ist wohlgetan, cantate, Was Gott tut, das ist wohlgetan, partita, Christ lag in Todesbanden, cantate, Dietrich Buxtehude (1637-1707), Passacaille en ré mineur BuxWV 161, Jesu meines Lebens Leben cantate BuxWV 62, Johann Sebastian Bach (1685-1750), Nach dir, Herr, verlanget mich, cantate BWV 150, Christ lag in Todesbanden BWV 718, Der Herr denket an uns cantate BWV 196
Vox Luminis
Zsuzsi Tóth & Stefanie True, sopranos
Barnabás Hegyi & Jan Kullman, contre-ténors
Robert Buckland & Philippe Froeliger, ténors
Lionel Meunier & Hugo Oliveira, basses
Jacek Kurzydło & Annegret Hoffmann, violons
Antina Hugosson & Wendy Ruymen, altos
Anton Baba, violoncelle
Lisa Goldberg, basson
Joshua Cheatham, violone
Marcin Szelest, orgue (soliste & continuo)
Lionel Meunier, direction
Évocation musicale :
Johann Sebastian Bach, Der Herr denket an uns BWV 196
Vidéo enregistrée lors d'une répétition à la Bachkirche d'Arnstadt le 13 août 2014. Je remercie Lionel Meunier de m'avoir autorisé à l'utiliser.
Remerciements :
J'exprime toute ma reconnaissance pour la qualité et la simplicité de leur accueil à Jean-Paul Combet, qui a su faire de son Académie Bach, en dépit des vents contraires, un projet avec une véritable âme, et à Sarah Redin pour son attention discrète. Je remercie Robin .H. Davies pour ses superbes clichés et toute l'équipe des bénévoles pour sa disponibilité souriante.
Toutes les photographies illustrant cette chronique sont de Robin .H. Davies, utilisées avec sa permission. Toute utilisation sans l'autorisation de l'auteur est interdite.
2. Stefanie True, Jacek Kurzydło & Annegret Hoffmann
3. Annegret Hoffmann & Jacek Kurzydło
4. Lionel Meunier