Par Dr Hugues St. Fort
Pourquoi les locuteurs haïtiens ne font-ils pas plus d’efforts pour respecter la graphie officielle du créole haïtien ? Pourquoi ce laisser-aller insupportable dans l’écriture de la langue nationale qui est aussi une des deux langues officielles de la république ? Quand j’observe l’écriture créole de certains internautes, je me demande s’ils savent qu’il existe depuis janvier 1980 deux communiqués rédigés en français et en créole et publiés par la Secrétairerie d’Etat à l’Education Nationale. Ces deux communiqués présentent la graphie officielle du créole haïtien qui reste depuis la référence pour tout ce qui concerne l’orthographe du créole. Il est inacceptable que certains continuent à écrire le créole en 2011 comme on l’écrivait au début du vingtième siècle, c’est-à-dire n’importe comment.
Je lis assez d’interventions sur le Net en français et en anglais pour comprendre que le niveau de maitrise de l’orthographe française et anglaise tel qu’il est exprimé par les locuteurs français/francophones et anglais/anglophones est loin d’être satisfaisant. A la rigueur, ces locuteurs pourraient invoquer les difficultés graphiques notoires de ces deux langues. En effet, il y a en français et en anglais un très haut degré d’irrégularité dans la correspondance entre phonèmes et graphèmes. Cette irrégularité est à la base des règles orthographiques totalement arbitraires qui empoisonnent la vie des enfants et des adultes obligés de les apprendre. Au contraire de ces deux langues, la graphie du créole est remarquable dans son principe de base où le même son, (phonème) quelque soit son environnement, est représenté par le même signe (graphème).
Il y a eu quelques progrès réalisés par une minorité de locuteurs dans la connaissance et la réalisation des principes de la graphie du créole haïtien. Mais, après plus de trente années de diffusion dans les écoles, les universités, et la presse écrite, la graphie officielle du créole aurait du être plus connue chez ceux qui se proposent d’écrire en créole. Qu’il soit clair cependant que, en tant que linguiste, je fais une différence entre l’orthographe et la langue. Je ne répèterai jamais assez que l’orthographe n’est pas la langue et ne constitue qu’une façon de représenter les sons de la langue. Depuis Saussure, nous savons que le signe linguistique est arbitraire, c’est-à-dire qu’il n’existe pas de lien naturel entre le signifiant, la face sonore du signe linguistique, et le signifié, le contenu du signe linguistique. C’est en vertu d’une convention sociale que les locuteurs francophones par exemple, ont décidé d’associer au concept « cahier » la suite sonore [kaje]. D’ailleurs, pour les locuteurs anglophones, ce même concept est rendu par une autre suite sonore. Il faut tout de même rappeler que certains éléments de la langue ont un caractère motivé, non arbitraire ; c’est le cas des onomatopées (tic-tac, goudougoudou, bang…) qui « imitent » certains bruits.
Dans un article paru sur AlterPresse le 20 mai 2011, Marie-Frantz Joachim, une linguiste haïtienne, au cours d’une analyse du discours d’investiture du nouveau président haïtien Michel Martelly, identifie comme des néologismes des éléments tels que « fèm », « figil », « rebal ». introduits dans les phrases suivantes fèm konfyans, nou pral refè figil, rebal eskanp li. Pour Mme Joachim, ce sont des mots nouveaux « dans la mesure où cette agglutination qu’il semble opérer avec un verbe et un pronom complément (« fèm ») ou encore un nom avec un pronom complément (« figil ») n’existait pas avant. » Plus loin cependant, Mme Joachim poursuit ainsi : « Le procédé qui semble être utilisé dans les exemples tirés du discours ne peuvent [sic] en aucun cas être associé au phénomène d’agglutination dans la mesure où ils ne résultent d’aucun processus diachronique ». Il faut d’abord rappeler ce que les linguistes entendent par agglutination en créolistique : c’est la fusion d’un article de la langue lexificatrice (en créole haïtien, le français) avec un nom. Voici quelques exemples : lalin (de l’article défini français la, placé devant le nom français lune), labank, (de l’article défini français la placé devant le nom français banque), legliz (de l’article défini l’ placé devant le nom français église) lanmè (de l’article défini français la se nasalisant en lan devant le m de mer, ou encore matant, monnonk, (du possessif ma précédant le nom français tante ; du possessif mon précédant le nom français oncle). Toutes ces unités peuvent recevoir un déterminant en créole ou peuvent être mises au pluriel sans que cela change quoi que ce soit au déterminant français, qui reste agglutiné au nom. Nous pouvons dire lalin lan, labank lan, legliz la, matant mwen, monnonk mwen…
La citation de Mme Joachim peut prêter à confusion car elle semble expliquer le phénomène d’agglutination comme résultant « d’un processus diachronique ». Ce qui n’est pas du tout le cas. En fait, il y a dans cette analyse une confusion entre la langue et l’écriture. Comme je le disais plus haut, l’écriture n’est pas la langue. La langue est un système qui existe dans le cerveau/l’esprit d’un individu ; l’écriture est la façon de représenter les sons de la langue. La majorité des langues du monde n’est pas dotée d’un système d’écriture ; pourtant, cela ne les empêche pas de fonctionner dans toute leur complexité pour permettre à leurs locuteurs de communiquer leurs intentions et leurs pensées les plus compliquées.
Les éléments tels que « fèm », « figil », « rebal » ne sont nullement des néologismes, comme Joachim tente de les analyser. Ils ont toujours existé dans le lexique du créole. Il se trouve cependant que leur écriture telle qu’elle a été rendue dans le discours d’investiture du président Martelly ne correspond pas à leur fonctionnement dans la langue. Il devrait y avoir un espace blanc entre le verbe « fè » et la forme courte « m » du pronom « mwen » ; il devrait y avoir également un espace blanc entre le nom « figi » et la forme courte l du pronom « li » ; même chose entre le verbe « reba » et la forme courte « l » du pronom « li ».
Il est important de respecter la structure de la langue dans l’écriture des groupes de mots ou des phrases. Quand on ne le fait pas, on trahit le fonctionnement même de la langue. C’est une tendance qui devient de plus en plus répandue chez ceux qui écrivent en créole. Elle peut s’expliquer par le fait que la plupart des locuteurs haïtiens n’ont pas appris formellement la langue créole dans une institution scolaire où ils auraient appris la nature et le fonctionnement des éléments de la chaine parlée créole.
Mme Joachim met cependant le doigt sur une tendance déplorable chez de plus en plus de locuteurs haïtiens dans leurs pratiques d’écriture. Il s’agit de la confusion du son « r » avec le son « w ». Elle rappelle justement que « le son « r » ne précède jamais les voyelles arrondies telles que « o, ò, ou, on » » Pour beaucoup d’Haïtiens qui écrivent en créole, il semble que la lettre « r » a disparu de l’alphabet créole et qu’il a été remplacé par la lettre « w ». On met du « w » partout : *« wat », pour « rat », *« wivyè » au lieu de « rivyè », *« wepons » pour « repons », etc. Je reprends donc ce que Mme Joachim a expliqué : le son « r » et la lettre « r » ne s’emploient pas devant les voyelles postérieures « o, ò, ou, on ». Dans cet environnement, c’est le son [w] que les locuteurs prononcent et c’est la lettre « w » que nous écrivons. On écrira donc « pwomèt », « won », « woulibè », « wòklò », mais « rat », « rayi », « rive », « restavèk »…
Vers la fin de son article, Mme Joachim pose une question extrêmement pertinente : « le choix de ne pas suivre les règles d’écriture du créole peut-il être compris comme un mépris pour la majorité des Haïtiens et des Haïtiennes qui ne parlent que cette langue ? L’écriture de la variété acrolectale jusque-là utilisée sous forme orale ne traduit-elle pas une volonté d’écarter la majorité de la population créolophone unilingue du discours politique, donc du pouvoir. ? » Il est encore tôt pour répondre valablement à ces deux questions mais il est bon de se les poser.