C’est le genre de livre qu’on referme en soupirant. On le garde sur les genoux en contemplant la peinture de Rita Letendre, pulsation de lumière et de sang au cœur d’une nuit traversée de blessures. On vit une séparation et la peur d’oublier. On se dit aussi qu’il faudrait que nos filles lisent cette œuvre magistrale pour comprendre le parcours des femmes au Québec, pour sentir de l’intérieur l’assujettissement dont elles ont dû (et doivent encore) se déprendre pour exister, le féminisme véritable qui n’est pas une guerre contre l’autre, mais une lutte solidaire pour advenir dans toutes ses possibilités. C’est un hymne à la parole aussi, qui donne envie de connaître davantage l’oeuvre de cette romancière, essayiste, poétesse, même si on sait que cette parole est exigeante, difficile.
Ce récit autobiographique n’a cependant rien de rébarbatif. Ça se lit comme un roman. Celui d’une femme qui a traversé le 20e siècle, à partir d’une enfance heureuse, en passant par les pensionnats, le cours classique et enfin l’université, poussée par un père non conformiste à dépasser ses limites. C’est l’histoire d’une femme peu conventionnelle qui a couru la planète à la rencontre de l’autre et d’elle-même, séjournant à Paris puis à New York. On assiste à la genèse d’une écrivaine, gauchiste, féministe, révoltée, passionnée, amoureuse, Depuis toujours. Une femme éternellement jeune dans sa tête et son cœur. Et qui voudrait bien avoir encore les jambes pour marcher le printemps érable avec ces carrés rouges dont la fronde l’enchante.
« Jeune, j’avais rêvé de haute montagne, d’escalade et de campements sauvages où nous mangerions du pain perdu trempé dans des bols de lait de chèvre fumant. [...] Nous nous levions parfois en pleine nuit, mes amies et moi, pour nous en aller voir, du haut des collines inhabitées entourant le village, les étoiles briller, puis disparaître et apercevoir le soleil se lever à la cime des arbres. [...] Chacun de ces moments volés au temps de la vie normale des lits et des maisons me replongeait dans mon fou désir de partir. Partir ailleurs dans le monde, partout où la beauté sera belle et grande, la grandeur. Partout où la nature se réveillera toute fraîche du grand silence des nuits. » p. 398
Un livre magnifiquement écrit. Un témoignage essentiel.
Madeleine Gagnon, Depuis toujours, Boréal, 2013,426 pages