Emmanuel Carrère et la mise en scène de l’ombre portée

Publié le 11 novembre 2014 par Marcel & Simone @MarceletSimone

Cela se passe à Corinthe, en Grèce, vers l’an 50 après Jésus-Christ mais personne, bien sûr, ne se doute qu’il vit « après Jésus-Christ ».

Pourquoi un tel engouement pour le dernier livre d’Emmanuel Carrère, Le Royaume, pavé de plus de 600 pages sur les premiers chrétiens ?

Parce que l’écrivain ne cherche pas à faire de la grande littérature mais à rendre proche un passé historique à la fois connu de tous et oublié. Il ne nous livre ni une vision romanesque ni une thèse d’historien, il nous raconte une enquête. Une enquête sur l’enquête de Luc, compagnon de Paul mais pas de Jésus, mort depuis plusieurs décennies. « Ce que Luc écrit là, d’où le sort-il ? Trois possibilités. Soit il l’a lu et il le recopie (…) soit on le lui a raconté, et alors qui ? (…) soit, enfin, carrément, il l’invente ». C’est trois sources du récit sont fondamentales pour Carrère qui s’est éloigné du roman pour créer un genre qui lui est propre mêlant autobiographie et enquête de journaliste. Le sujet est pour lui divisé en deux parties : il doit être nourri de recherches approfondies mais doit aussi résonner en soi. Dans Le Royaume, il se compare à Luc devant son besoin de raconter quelque chose d’important dont il est le témoin. Pour Luc, la vie de Jésus racontée par ses proches et la naissance du christianisme, pour Carrère, l’expérience de juge d’Etienne Rigal dans D’autres vies que la mienne. Il revendique la dimension pédagogique de ses écrits, que ce soit des pages techniques sur le surendettement (D’autres vies que la mienne), sur la Russie soviétique puis postsoviétique (Limovov) ou sur les querelles des commentateurs de la Bible (Le Royaume). Car, oui, il ne faut pas le nier, la lecture du Royaume est passionnante mais ardue. Heureusement, Carrère pense à son lecteur. Il essaie d’anticiper la réaction des lecteurs et de les accompagner. Totalement conscient que la lecture du Royaume est exigeante, il considère qu’il doit au lecteur un certain confort.

En plus d’un travail scientifique de recherche, il joue avec le lecteur. Il l’interpelle, l’incitant à lire un texte, « trouvez et lisez un poème qui s’appelle Ave », ou en s’amusant avec un jeu de piste : « Quant à moi, je vous invite à retourner page 327 pour en relire les premières lignes : l’adresse à Théophile. Allez y, je vous attend. Vous l’avez relue ? Nous sommes d’accord ? ». Il tente aussi des transpositions à la fois pour rendre plus accessibles certaines idées mais aussi pour aérer son récit. Ainsi, il imagine une comparaison entre les Romains qui parlent grec alors qu’ils ont conquis la Grèce et des Anglais qui parleraient sanskrit ayant conquis l’Inde. Parfois, il n’hésite pas à être carrément potache, comme lorsqu’il compare Paul à un personnage de Lucky Luke quittant la ville avec goudron et plumes. Il fait aussi de la provocation. Il consacre un chapitre entier à décrire une vidéo d’une fille se masturbant. On comprend qu’il s’éternise sur cette fille, car, s’il devait peindre le visage de la Vierge, il choisirait le sien. Comme le dit sa femme à qui il envoie la vidéo « Il a bon dos, Saint Luc ». Sur un des débats fondamentaux qui différenciera les Juifs des Chrétiens, la rupture avec la Loi juive, Carrère s’amuse : « à Pierre de prêcher l’Evangile aux Juifs, à Paul de le prêcher aux païens (…) à Pierre la circoncision à Paul le prépuce », Paul « l’apôtre du prépuce ».

Il aime aussi beaucoup assimiler les conflits internes de l’époque avec ceux de l’époque stalinienne, « Tant qu’il s’agit de raconter les querelles de Paul et Jacques comme celles de Trotsky et de Staline, ça va ».

Cependant, ce qui fait le charme et la finesse du Royaume, c’est le frottement avec un autre fil narratif, la crise mystique de Carrère lui-même. En effet, l’écrivain ne s’est pas attaqué à ce sujet par hasard. En automne 1990, l’écrivain est « touché par la grâce » et cela dure environ trois ans. Il se convertit et va à la messe tous les jours. Quelques années plus tard, il participe à une nouvelle traduction de la Bible, celle de Marc : « j’ai passé deux ans de ma vie à commenter Jean, deux à traduire Marc, sept à écrire ce livre sur Luc ».

Mais le véritable moment où le livre prend toute sa saveur c’est quand Carrère s’approprie le récit. De manière formelle tout d’abord. Face aux manques dans le récit de Luc, il n’hésite pas à proposer des alternatives : « je crois que j’ai une meilleure idée », « l’histoire ne perd rien, je trouve, à être racontée comme ça ». Puis de manière totalement personnelle, en s’identifiant. Il s’émeut devant un Saint Luc peignant la Vierge conservée à Boston où l’artiste, Roger van der Weyden, s’est peint sous les traits du saint. « Que le premier se soit peint sous les traits du second, cela me plait d’autant plus que, moi-même, je fais la même chose ».

De la même manière, quand il s’étend sur la peur de Paul de perdre sa foi et ainsi de devenir le contraire de ce qu’il est, un non-croyant, Carrère fait parler son ami Hervé « (C’est de toi que tu parles, là, observe Hervé. Tu craignais plus que tout quand tu étais chrétien, de devenir le sceptique que tu es bien content d’être aujourd’hui. Mais qui te dit que tu ne changeras pas encore ?) » .

Encore une fois, il joue avec le lecteur et n’est pas dupe, «d’accord pour lire la Bible comme ça m’arrange à condition d’en être conscient. D’accord pour me projeter en Luc, à condition de savoir que je me projette. ». Il parle lui-même de ce choix d’une écriture qui est consciente d’elle-même. Il dit travailler obsessionnellement, par couches, en accordant une grande importance à ses notes. S’il se retrouve dans la méthode d’écriture « orgueilleuse et noble » évoquée par Marguerite Yourcenar pour les Mémoires d’Hadrien, il est en désaccord en ce qui concerne la suppression de « l’ombre portée », des ficelles. « Je crois que l’ombre portée on la verra toujours, qu’on verra toujours les astuces par lesquelles on essaye de l’effacer et qu’il vaut mieux dès lors l’accepter et la mettre en scène ».

La mise en scène de l’ombre portée, une belle manière de définir l’écriture d’Emmanuel Carrère.

Emmanuel Carrère, Le Royaume, P.O.L, 630 p., 2014