« On a parlé, nous disent les traducteurs, des couleurs, des accents, des glissements, des registres différents. Kraus en mélange des centaines. Il y a un nombre invraisemblable de personnages dans Les Derniers Jours de l’humanité, huit cents, peut-être mille ! Chaque groupe a une langue qui lui est propre. Pour nous, c’était impossible rendre tous ces accents. Il y a l’accent italien, celui de Bohême… et le yiddish, omniprésent dans la pièce.Certains éléments peuvent être récupérés, et d’autres non. Est-ce vraiment grave ? Nous, traducteurs, nous savons ce que nous perdons. Mais le public, lui ? S’il réagit comme le public allemand à telle ou telle scène parce qu’elle est juste dans sa dramaturgie, parce que les personnages sont bien construits, même si c’est avec d’autres moyens, on peut alors parler d’une sorte d’équivalence. Évidemment, cet équilibre-là est libre, flottant. On ne peut pas toujours poser les mêmes effets aux endroits exacts où Kraus les pose. Mais à partir de la langue française, là où elle le propose, on peut obtenir des effets équivalents. Il faut donc jongler avec ces possibles. Ce n’est pas trahir l’auteur que de créer un équilibre à l’endroit qui convient le mieux. »
Ces réflexions des traducteurs ne nous incitent-elles pas à connaître Karl Kraus plus avant, par delà même ce qu'ils peuvent nous dire de sa personnalité d'écrivain ?
Michel Peyret
En traduisant Karl Kraus, Les Derniers Jours de l’humanité
Jean-Louis Besson et Heinz Schwarzinger
Comme beaucoup de grands auteurs, Kraus a plusieurs langues : théâtre, poésie, essai, polémique. Mais chaque fois il y a une même patte, à laquelle on le reconnaît vraiment. Troisième nuit de Walpurgis est le dernier grand texte de Kraus. Écrit de mai à septembre 1933, donc cinq mois après l’arrivée de Hitler au pouvoir en janvier de la même année, il est vraiment stupéfiant : on peut dire qu’en mai 1933 Kraus a tout vu et tout compris – parce que tout était déjà là dans l’actualité du moment. Quant aux Derniers Jours de l’humanité, pièce d’un théâtre démesuré qui traite de la Première Guerre mondiale, c’est toute l’énergie et le souffle – qui, évidemment, est un énorme cadeau – que les traducteurs ont avant tout voulu donner aux acteurs et aux lecteurs.
Notes de la rédaction
Lire un montage d’extraits de cette pièce dans l’article « L’humanité, la balle lui est entrée par une oreille et ressortie par l’autre... », revue Agone n° 35-36.
Texte intégral
1Dans la traduction des Derniers Jours de l’humanité, nous nous sommes heurtés à quatre types de difficultés.
2La première n’est pas propre au traducteur ; c’est celle que rencontre nécessairement tout lecteur, même s’il est autrichien ou allemand : ce texte est à chaque page truffé d’allusions. Il y a évidemment les allusions aux événements, grands ou petits, liés à la Première Guerre mondiale. Par exemple, le prologue raconte les suites immédiates de l’attentat de Sarajevo, mais il les raconte de manière tout à fait krausienne : à travers les discussions qui ont lieu à la Chancellerie sur l’organisation de l’enterrement de l’archiduc François-Ferdinand et de sa femme Sophie. On assiste donc à une série d’échanges entre le responsable du protocole, le Premier ministre, le ministre de l’Intérieur, etc. : faut-il inviter X ? que va-t-il se passer si on ne l’invite pas ? et Y, doit-on le placer devant, derrière, à côté de qui ? En même temps, il ne faut pas inviter trop de monde : à cause de l’opposition entre François-Joseph et le prince héritier, il convient de faire oublier celui-ci pour redonner un peu de prestige à l’empereur. Ce sont des scènes assez drôles à condition que l’on comprenne un peu qui est qui. Bien entendu, la difficulté est redoublée pour le lecteur français puisque les événements de la guerre sont vus depuis l’Autriche ; il est donc naturellement beaucoup question d’épisodes qui se sont déroulés sur le front russe et sur le front italien, épisodes qui ne sont guère connus en France. Et puis il y a toutes les allusions à la vie viennoise, aux cafés viennois, et à toutes sortes de personnages aujourd’hui pratiquement oubliés, comme Fanto ou Salzer1
3Notre premier travail a donc été d’essayer de comprendre ce que Kraus veut dire et pourquoi il fait allusion à tel ou tel personnage. Car si on ne saisit pas l’allusion, on rate une pointe. Il nous a donc fallu effectuer un important travail de recherches. C’est peut-être pour cela que nous avons mis vingt ans ! Il y a vingt ans, en effet, que nous avons commencé à travailler sur ce texte – tout au moins sur sa version scénique2. Sur la version intégrale, nous avons passé cinq ans. L’édition allemande à partir de laquelle nous avons travaillé est excellente, mais elle donne très peu d’informations, beaucoup trop peu. Avec toutes ses notes, notre propre édition est plus complète, même s’il reste encore un certain nombre de points que nous n’avons pu clarifier – par exemple, certains noms propres dont nous ne savons pas si ce sont ceux de personnages réels ou des inventions de Kraus.
4La deuxième difficulté, et la plus importante évidemment, c’est la langue. La maîtrise qu’a Kraus de la langue est extraordinaire : il joue constamment avec tous les niveaux. Il y a par exemple l’utilisation qu’il fait des mots d’origine étrangère ; dans l’autrichien de Kraus, il y a des mots qui viennent du yiddish, du hongrois, des mots du tchèque, de l’italien, du français… Et il jongle avec tout ça.
5Kraus a un plaisir extraordinaire à écrire. S’il n’avait pas eu ce plaisir, il n’aurait pas écrit autant, il n’aurait pas écrit sa revue, Die Fackel (Le Flambeau), tout seul pendant des décennies. Il y a chez lui un plaisir du verbe, un plaisir de la phrase – un plaisir du « mentir vrai », comme disait Aragon. Pour cela, il nous fallait l’éprouver nous-mêmes en traduisant, même pour les scènes particulièrement difficile à rendre. Dans d’autres, ça vient tout seul ; mais parfois…
6Le jeu avec les dialectes, le jeu avec les accents pose des problèmes si délicats que nous avons failli renoncer à traduire certaines scènes, par exemple celle où l’on voit un Berlinois séjournant à Vienne qui ne comprend pas ce que lui raconte un portier viennois ; il s’écrie alors : « C’est scandaleux ! En plein Vienne, en pleine guerre, ce portier parle une langue étrangère ! » Et le Berlinois s’insurge : « Mais enfin, nous sommes dans un pays allemand. Ne pourrait-il pas parler comme moi ? » Évidemment, l’Autrichien, de son côté, ne comprend rien de ce que dit le Berlinois, qui a un accent très prononcé. Quel sens y aurait-il à transposer cela en français ? Mettre en présence un Marseillais et un Parisien ? Mais un Marseillais comprend très bien un Parisien – ou même un Lillois. Et puis, quelle idée de mettre un Marseillais et un Parisien sur le Ring à Vienne ! Il fallait donc trouver des styles différents pour rendre compte de cette situation, mais sans tomber pour autant dans la banalité de la langue parlée : si on fait des élisions constantes, le lecteur voit que c’est de la langue parlée, mais c’est une langue parlée qui n’a pas de couleur ; on donne simplement la signification « C’est du parlé ». Ce qu’il fallait, c’était trouver de la couleur, et donc s’amuser, là encore, à trouver des mots qui dérapent un peu, qui soient bizarres.
7S’ajoute à cela le problème des citations. Le texte est bourré de citations. Que le lecteur français n’identifie pas une phrase tirée de la Bible, du Faust de Goethe ou bien du théâtre de Schiller, n’est pas très important : on l’indique en note. Mais une citation produit aussi un effet de rupture : c’est quelque chose d’étranger qui surgit dans le texte et dont il faut essayer de rendre compte d’une manière qui soit perceptible à sa seule écoute.
8La troisième difficulté est constituée par les scènes du Râleur : absentes de la version scénique, nous n’avions pas mesuré les énormes difficultés de traduction qu’elles posent. Il s’agit le plus souvent de dialogues entre le Râleur et l’Optimiste. Le Râleur, c’est Kraus ; et l’Optimiste, c’est encore Kraus, qui essaie de contredire Kraus. Ces scènes contiennent beaucoup de subtilités de langage, de jeux de mots. Mais surtout, elles accumulent les phrases macaroniques, épouvantablement complexes. Il fallait les décortiquer : où est le verbe ? quelle est la structure ? Comme dans les versions latines : il faut essayer de savoir quels mots vont ensemble. La difficulté est la même pour les Allemands. Mais pour le traducteur, une fois qu’il pense avoir compris, se pose la question de savoir comment rendre ce style. Ou bien il est amphigourique en français également, c’est-à-dire qu’il rend ce caractère extrêmement compliqué de la phrase allemande par une phrase française tout aussi compliquée – mais cette manière d’écrire est un peu rebelle à la langue française. Ou bien il a tendance à expliquer dans le souci d’épargner au lecteur français le travail qu’il a fait. Nous nous sommes dit : ce sont les deux tendances qu’il faut éviter. Parfois, on ne les évite pas complètement, tellement la phrase est complexe ; nous avons alors ponctuellement ajouté un point-virgule, ou un petit mot qui permet de reprendre son souffle, ou bien de comprendre qu’il y a une opposition dans la phrase. Mais notre grand souci a été de trouver la manière de rendre en français cette rhétorique très particulière du Râleur. Son vocabulaire à lui est plutôt philosophique et poétique, mais ce qu’il dit est souvent un réemploi, sous forme de diatribe, de ce qu’il a trouvé dans la presse et qu’il a réécrit à sa manière.
9La quatrième difficulté réside dans le fait que ce texte, en dépit de tout cela, est quand même celui d’une pièce de théâtre. Certes, il s’agit avant tout d’un « théâtre pour la lecture » – comme on dit en allemand. Mais la pièce a déjà été jouée et le traducteur doit penser aussi à son devenir scénique : Ronconi a fait en Italie une mise en scène qui est restée célèbre, dont on parle encore et qui fait référence. C’était à l’époque où Ariane Mnouchkine montait 1789, et c’était à peu près sur les mêmes principes : des tréteaux dans un grand espace, avec le public debout qui allait d’un endroit à un autre. Il nous a donc fallu restituer l’oralité de la pièce. D’autant que les textes dont elle est faite sont pour beaucoup d’entre eux pris de l’oral : un grand nombre de scènes sont en effet des transcriptions de dialogues pris sur le vif. Kraus est au café et il note ce que disent les gens. C’est vraiment de l’oralité pure, généralement en autrichien évidemment. Il fallait essayer de garder cela en français, tout en sachant que l’oralité française n’est pas exactement la même que l’oralité autrichienne. Plutôt que de fabriquer du faux langage parlé, nous avons tenté d’utiliser ce décalage pour trouver un geste d’écriture qui rende compte de cette spécificité.
10Plus fondamentalement, il y a dans cette pièce une énergie qui relève d’un phrasé, d’un souffle, d’une pneumatique qui, évidemment, est un énorme cadeau qu’on doit donner aux acteurs : il faut que des acteurs puissent entrer dans ce souffle-là. Et c’est aussi ce que nous nous sommes efforcés de faire en traduisant.
11Ce fut vraiment une traduction à deux. Nous préparions d’abord chacun de notre côté les textes, mais nous avons traduit chaque scène, chaque réplique, chaque phrase à deux. Évidemment, ça prend un temps infini. C’est beaucoup plus long que de traduire seul. Mais on est immédiatement dans l’oralité. Et puis, il y a moins de risques de se tromper, même s’il nous est sans doute arrivé de commettre des bévues – c’est inhérent à la traduction ; il y a toujours des moments où l’on dérape un peu. En relisant ensemble, on s’aperçoit tout de suite à quel endroit on est allé trop loin, qu’on s’est laissé entraîner, qu’on s’est passionné et qu’on a pris une voie qui dépasse celle de Kraus. Il faut alors revenir en arrière.
12C’était un grand avantage de traduire à deux. Pas seulement parce que l’un est autrichien et germanophone (ou plutôt « autrichophone ») et l’autre francophone mais parce que, quand nous n’étions pas d’accord, il fallait discuter, et que nous étions alors obligés de dire les phrases à haute voix. Nous nous mettions donc dans un dialogue – dialogue de traducteurs, mais aussi nécessairement dialogue d’acteurs – en disant les mots du texte : nous nous renvoyions les phrases l’un à l’autre jusqu’à trouver celle qui nous mettait d’accord. Mais, malgré cela, une fois arrivés à la fin de la scène, il nous est arrivé d’éprouver le sentiment d’en avoir manqué la tonalité. Il y des scènes que nous avons ainsi remises sur le métier un certain nombre de fois.
13L’exigence de fidélité à laquelle nous nous sommes astreints peut être très contraignante, mais elle peut être aussi la source d’une grande liberté. Cette fidélité se construit à partir du français et, pour cela, c’est un grand avantage d’être deux : d’abord, on réfléchit, on décortique, on analyse, et on dissèque le moindre mot, longuement. Mais ensuite, pour traduire, on part du français. L’avantage est qu’on se libère alors plus facilement de la matrice allemande pour arriver à une sorte d’« original français » qui, normalement, devient la « copie conforme » (si ça existe) du texte source.
14Mais il faut aussi accepter la perte. On a parlé des couleurs, des accents, des glissements, des registres différents. Kraus en mélange des centaines. Il y a un nombre invraisemblable de personnages dans Les Derniers Jours de l’humanité, huit cents, peut-être mille ! Chaque groupe a une langue qui lui est propre. Pour nous, c’était impossible rendre tous ces accents. Il y a l’accent italien, celui de Bohême… et le yiddish, omniprésent dans la pièce.
15Certains éléments peuvent être récupérés, et d’autres non. Est-ce vraiment grave ? Nous, traducteurs, nous savons ce que nous perdons. Mais le public, lui ? S’il réagit comme le public allemand à telle ou telle scène parce qu’elle est juste dans sa dramaturgie, parce que les personnages sont bien construits, même si c’est avec d’autres moyens, on peut alors parler d’une sorte d’équivalence. Évidemment, cet équilibre-là est libre, flottant. On ne peut pas toujours poser les mêmes effets aux endroits exacts où Kraus les pose. Mais à partir de la langue française, là où elle le propose, on peut obtenir des effets équivalents. Il faut donc jongler avec ces possibles. Ce n’est pas trahir l’auteur que de créer un équilibre à l’endroit qui convient le mieux. C’est ce que Walter Benjamin, dans un texte qui s’appelle justement « La tâche du traducteur », appelle la « littéralité » : il faut, certes, traduire le sens, mais traduire le sens ne suffit pas pour traduire une œuvre. On commence à traduire une œuvre quand on l’amène plus loin, c’est-à-dire quand on arrive à faire passer, dans la langue dans laquelle on traduit, les potentialités de cette œuvre, et pas seulement son sens. C’est exactement ce que nous avons essayé de faire.
Chansonnier autrichien, Marcel Salzer (1873-1930) est l’auteur des Programmes belliqueux de Marcel Salzer (1914) et de Visite au Kronprinz allemand et à son armée(1915). [ndlr]
1 Propriétaire de la plus importante raffinerie autrichienne de pétrole, David Fanto (?-1922) fut l’un des industriels les plus influents de son pays.
2 La première traduction des Derniers Jours de l’humanité, par Jean-Louis Besson et Henri Christophe (nom de plume de Heinz Schwarzinger), est parue en 1986, aux Presses universitaires de Rouen, préfacée par Gerald Stieg. Il s’agissait d’une version scénique, inédite en allemand, découverte par les traducteurs. À l’issue de cette édition pionnière est parue une version plus complète en allemand (Suhrkamp, 1992), à partir de laquelle Jean-Louis Besson et Henri Christophe ont fait paraître, en 2000 aux éditions Agone, la version scénique, qui fut la base de la version intégrale parue en 2005. [ndlr]
Référence électronique
Jean-Louis Besson et Heinz Schwarzinger, « En traduisantLes Derniers Jours de l’humanité », revue Agone, 35-36 | 2006, [En ligne], mis en ligne le 15 septembre 2008. URL : http://revueagone.revues.org/638. Consulté le 11 novembre 2014. DOI : 10.4000/revueagone.638
Jean-Louis Besson et Heinz Schwarzinger
Droits d'auteur
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