Il y a près de 150 ans, en 1872, paraissait un livre sur les préjugés politiques des Français. Ce livre, écrit par Yves Guyot (1843-1928), n'a pas pris une ride sur le fond, s'il est daté dans le temps - il fait ainsi souvent référence à des faits proches de son époque pour étayer ses propos.
En effet, à le lire, il semblerait que les Français aient aujourd'hui comme hier, hier comme jadis, les mêmes préjugés en matière de politique (ils n'en ont toutefois pas l'entière exclusivité: d'autres peuples en partagent quelques uns, qu'ils se rassurent...).
L'auteur définit en ces termes ce qu'il appelle préjugé:
"Le préjugé est, selon nous, une opinion a priori, reposant, soit sur des observations non contrôlées, soit sur des affirmations non vérifiées.
Ou autrement:
Le préjugé est une opinion subjective."
Il serait préférable pourtant que les Français aient des principes et qu'ils soient instruits.
Du principe Benjamin Constant dit: "Son essence n'est pas tant d'être général que d'être fixe". Yves Guyot commente: "Une fois admis, il doit servir de guide invariable; il n'y a point de transaction possible avec lui."
A propos de l'instruction Yves Guyot ironise: "L'instruction, c'est le désordre, car c'est la pensée, la discussion, substituées à l'automatisme."
Les préjugés sont en conséquence plus commodes. Les principes, il faut se donner la peine de les vérifier et, une fois vérifiés, de les respecter tout au long de sa vie. Alors qu'il n'est pas besoin d'être instruits pour adopter les préjugés: ils sont tout faits, disponibles, prêts à l'emploi, et, d'ailleurs, "pour les politiques, les principes ne sont rien, le succès est tout"...
Avant de faire le tour de Nos préjugés politiques, Yves Guyot explique d'où ils viennent.
Les Français sont en effet des dialecticiens - adeptes de la méthode subjective - et raisonnent sans s'inquiéter de la justesse du point de départ de leur raisonnement. Ils sont éduqués comme ça. Les scientifiques - praticiens de la méthode objective -, au contraire, se doivent d'observer les faits, d'étudier les rapports constants des faits entre eux et d'en former des lois.
Il n'est pas surprenant, dans ces conditions, que les Français aient peur des idées neuves. C'est bien pourquoi "toutes les inventions que quelques individus ont faites ou apportées en France ont d'abord été appliquées et exploitées chez les peuples étrangers". Cela ne vous rappelle-t-il rien?
Les utopistes français disent que tout est mal et qu'il faut tout changer, en commençant par la nature humaine: "Tous les utopistes concluent au despotisme, parce qu'ils savent bien que, par la liberté, les sociétés arriveront à l'application des lois qui régissent la nature de l'homme, et qu'eux ont pour but la violation de ces lois."
Les conservateurs disent que tout est bien et qu'il faut tout garder: "Pour eux, l'ordre, c'est ce qui est, tout ce qui est sans exception, rien que ce qui est". Pour eux, "l'ordre étant ce qui existe, le meilleur gouvernement est celui qui [leur] semble pouvoir se maintenir avec plus de force". Ce faisant ils arrivent au même résultat que les utopistes, ils violent les lois qui régissent la nature pour maintenir leur ordre, qui est en fait un désordre.
Quels sont donc les préjugés politiques des Français?
- la raison d'Etat: mot "inventé par les gouvernements pour se donner le droit de déraisonner de manière absolue"
- le salut de l'Etat, loi suprême sous la monarchie, le salut public, loi suprême depuis Rousseau et Robespierre: "Toutes les tyrannies, toutes les injustices, tous les crimes, sont justifiés par la volonté générale, au nom de la liberté".
- le principe d'autorité (droit divin, puis droit social): "Les partisans de la raison d'Etat, du salut public, déclarent que les peuples ne peuvent vivre sans lui"...
- la loi de la majorité du peuple: "Si à l'unanimité, il est du même avis, il peut se tromper, mais nul ne peut se plaindre. Mais si de cette unanimité, j'ôte un seul citoyen, il y a d'un côté un souverain et de l'autre un esclave".
- la souveraineté du peuple: "C'est la liberté des gouvernants et l'esclavage des gouvernés".
- les sauveurs: "C'est la haine du despotisme immédiat qui pousse le peuple à se jeter dans le despotisme absolu".
- la nécessité d'un pouvoir fort: "Si c'est à rendre la liberté que servent les bons despotes, avouons qu'il serait bien plus simple de s'en passer"
- le progrès par l'Etat: "Le progrès est toujours oeuvre d'une minorité. Comme l'Etat forcément représente la majorité, il se trouve par vocation ennemi de toute nouveauté."
- l'indifférence politique: il faut surveiller avec soin ceux qui dirigent l'Etat. "Ce soin s'appelle l'esprit public. Les peuples qui veulent se donner la peine de le prendre sont les seuls libres".
Comment combattre ces préjugés?
En rappelant qu'aucune loi ne peut porter atteinte aux droits naturels: "L'individu ne peut aliéner ses droits, sans se diminuer et s'anéantir lui-même. Il entre dans la société avec la plénitude de ses facultés, de sa force, de sa puissance. Toute loi qui a pour but de restreindre cette puissance et cette force, est une violation de la personnalité humaine."
En rappelant que "les seuls peuples libres, en définitif, sont [...] ceux qui ont de larges libertés locales", que le progrès - l'assimilation des forces de la nature - ne peut avoir lieu sans sécurité et qu'"il n'y a pas d'autre sécurité pour l'homme que la garantie absolue, sans restrictions possibles, de ses droits individuels".
Francis Richard
Nos préjugés politiques, Yves Guyot, 148 pages, Institut Coppet