Un enterrement pas ordinaire (5)

Publié le 11 novembre 2014 par Feuilly

Mais bon, le docteur avait raison, on n’allait quand même pas laisser le corps de Victor là où il était, étendu de tout son long comme un vulgaire sanglier. Car maintenant qu’on avait conscience que celui qui reposait là n’était plus ce Victor tyrannique qu’on avait connu, mais un simple cadavre, le rapprochement incongru entre la grosse masse inerte du notable et le gibier qu’on déposait habituellement sur les mêmes marches sautait aux yeux. Pour un peu on en aurait ri et il y eut bien quelques sourires complices échangés, mais la présence des enfants du défunt commandait tout de même un peu de retenue. Alors on proposa de porter le corps du pauvre Victor jusque chez lui. Là on l’étendit sur son grand lit et on se retira, non sans jeter des regards en coin sur l’intérieur de cette maison où personne, finalement, n’avait jamais pénétré. Ca sentait l’intérieur des riches, avec des plafonds en bois de châtaignier, un escalier monumental en chêne qui menait à l’étage, des massacres pendus au mur du corridor, des parquets bien cirés et une grosse horloge qui sonna vingt coups juste au moment où tout le monde se retirait.

Les pompes funèbres arrivèrent un peu après et s’occupèrent de tout. Quand on se réveilla le lendemain matin, qui était un samedi, Victor reposait tranquillement chez lui dans son cercueil. Comme c’est la tradition, les villageois défilèrent les uns après les autres devant la dépouille de celui qu’ils avaient tant redouté. On sonnait à la porte, la fille de Victor venait ouvrir, toute de noir vêtue, puis on se rendait dans le grand salon, dont les fauteuils avaient été enlevés. Au milieu de la pièce, sur des tréteaux, trônait le cercueil en chêne massif. Le couvercle n’avait pas encore été placé, ce qui permettait de voir Victor dormir de son dernier sommeil. Il semblait en bonne santé, finalement. On n’aurait jamais cru qu’il était mort. Certes, il était bien un peu pâle, mais à part cela ses traits semblaient même plus détendus que de son vivant. Ensuite, après être resté le temps qu’il convenait,  chacun faisait un signe de croix au-dessus du défunt (car on savait que la famille était fort catholique) et on s’en retournait chez soi pour soigner les cochons ou surveiller la vache qui allait vêler. Avant de partir, cependant, tout le monde demandait la date de l’enterrement et là la réponse était des plus vagues. On fait cette date n’était pas encore arrêtée car il y avait un problème avec le curé. En effet, Victor étant mort le vendredi soir, la logique aurait voulu que l’enterrement se fît le lundi après-midi ou à la rigueur le mardi matin. Mais voilà, le curé devait partir pour un pèlerinage à Lourdes le dimanche soir, alors on était dans l’incertitude. Soit il allait renoncer à son voyage, soit il allait trouver quelqu’un pour le remplacer. Mais que personne ne se tracasse, dès que la décision serait connue et la date fixée, tout le monde serait prévenu.

Voilà ce qui s’était dit le matin, entre dix et onze heures. Mais vers quatorze heure, l’adjoint du maire était venu frapper à toutes les portes pour annoncer que finalement l’enterrement allait avoir lieu le jour-même à dix-sept heures. Pourquoi si rapidement ? Ben, tout simplement parce que le curé n’avait trouvé personne pour le remplacer et comme il ne voulait en aucun cas renoncer à son pèlerinage dans la cité mariale (où il devait d’ailleurs accompagner et encadrer tout un groupe de jeunes) il avait proposé d’avancer la date de l’enterrement. De toute façon, il n’y aurait que les villageois à la cérémonie, cela ne posait donc pas de problème.  

Tout le monde avait bien été un peu surpris de cette décision, car on n’avait jamais vu au village un homme être enterré si rapidement, mais bon, comme il s’agissait de Victor et qu’il n’avait jamais rien fait comme tout le monde, cela semblait finalement relativement normal. Bref, on avait vite bâclé le travail et ce qu’on n’avait pu faire, comme la traite des vaches, on le ferait après la cérémonie, voilà tout. Ensuite chacun avait sorti de l’armoire ses beaux habits, en ayant soin de choisir les plus sombres, et à dix-sept heures tout le monde attendait dans l’église l’arrivée du cortège funèbre. Pendant ce temps-là, chez Victor, les employés des pompes funèbres fixaient méticuleusement le couvercle du cercueil. Ils avaient à peine fini qu’on entendit comme un gémissement sorti on ne sait d’où. Les personnes présentes se regardèrent, interloquées, mais le fils aîné, soudain troublé, fit un signe rapide pour dire qu’il était temps d’emporter le cercueil, car c’était l’heure.

Quelques instants plus tard, le corbillard s’arrêtait devant les marches de l’église et Victor pénétrait pour la dernière fois dans cet édifice où l’ancien curé avait tant de fois vanté ses mérites. Cette fois-ci, cependant, Victor ne pouvait plus faire résonner les vieilles dalles bleues de l’allée du bruit de ses bottes, puisque c’est couché et porté par quatre forts gaillards qu’il se « dirigea » vers l’autel. Ensuite, le nouveau prêtre qui officiait n’avait pour lui ni le même respect ni la même admiration que son prédécesseur, ce qui fit que le sermon fut rondement mené. On évoqua bien l’importance de sa présence dans le village, mais ce fut surtout pour laisser sous-entendre que celle-ci importunait les gens. De même, si on fit allusion à son exploitation agricole, qui n’avait cessé de s’agrandir, ce fut moins pour mettre en avant les capacités d’organisation du défunt que pour suggérer qu’il avait grugé tout le monde. Bref, après quelques phrases à double sens, le prêtre descendit de sa chaire et regagna sa place dans le chœur pour un moment de silence et de recueillement. C’est à cet instant précis qu’on entendit comme un gémissement, une sorte de plainte. Le curé sursauta et fixa le cercueil, qui trônait au milieu de l’allée. Le même gémissement se fit entendre une deuxième fois, ce qui fit qu’il se leva d’un bon, à la fois effrayé et perplexe. Alors le fis aîné lui fit un petit signe pour signifier que ce n’était rien et qu’il pouvait poursuivre son office. Il continua donc et entama le crédo. Mais à peine celui-ci était-il terminé, qu’on entendit distinctement un bruit étrange, comme si quelqu’un grattait avec ses ongles contre une planche. La moitié de l’assistance tressaillit, surtout les personnes qui étaient assises dans les rangées à proximité du cercueil, qu’elles contemplèrent avec effroi. Le prêtre, lui, était resté figé derrière son autel et on vit dans ses yeux comme un début de panique. Mais il se ressaisit vite car lorsque le crissement se fit de nouveau entendre, il entama aussitôt un chant de sa belle voix grave tout en faisant un  signe à l’organiste de jouer. Les grandes orgues tonnèrent aussitôt de toutes leurs forces au point que les  vitraux en tremblèrent. L’offertoire et la consécration, qui d’habitude se déroulent dans le plus grand silence, se firent dans cette ambiance un peu exaltée. Puis on bâcla la communion, qui eut lieu, curieusement, au son d’un Kyrie eleison tonitruant, car l’organiste, visiblement troublé lui aussi, mélangeait tous les morceaux. A la fin, c’est quasi en courant que le prêtre fit le tour du cercueil avec son encensoir. Il marmonna quelques paroles inintelligibles puis fit un grand signe de croix pour signifier que la cérémonie était terminée. Aussitôt, les quatre gaillards s’emparèrent du cercueil, retraversèrent l’église au son d’une musique tonitruante et se retrouvèrent dehors, où les employés des pompes funèbres avaient déjà ouvert le haillon du corbillard. Ensuite, on fit signe au chauffeur médusé de démarrer, alors que la moitié du village sortait seulement de l’église. On se mit donc en route et à vive allure. Derrière, la foule se pressait comme elle pouvait pour suivre le rythme et on vit même des enfants courir et des femmes trottiner.

C’est ainsi qu’en moins de cinq minutes on se retrouva devant les grilles du cimetière. Aussitôt on s’empara du cercueil et on s’achemina vers la tombe, tandis que le prêtre entamait de sa voix de ténor un chant retentissant, invitant d’un geste l’assemblée à l’accompagner. Les fossoyeurs, médusés, virent donc arriver ce drôle de cortège, mais ils n’eurent pas le temps de revenir de leur étonnement que le prêtre leur faisait déjà signe de descendre le cercueil dans la fosse. Comme ils semblaient ne pas bien comprendre, les enfants du défunt et même plusieurs villageois réitérèrent le même geste, montrant du doigt le trou béant qui était devant eux. Alors, perplexes, ils s’approchèrent du cercueil qu’ils entourèrent de solides cordes, puis se mirent en devoir de le descendre. Il y eut un instant de silence, durant lequel le cercueil ballotta et cogna un peu les bords du trou. Alors on entendit clairement des coups sourds et répétés. Inquiets, les fossoyeurs maintinrent leurs cordes un instant, mais devant le nouveau geste impatient du curé, ils laissèrent le cercueil descendre jusqu’au fond. Aussitôt le prêtre fit un signe de croix avec son goupillon, puis s’emparant d’une pelle qui traînait là, il jeta une pelletée de terre sur le cercueil. Le fils aîné s’empara à son tour de l’outil et fit de même. Puis ce fut l’autre fils et la fille. Au fond, on entendait toujours des coups sourds frappés de plus en plus vite contre la paroi du cercueil, mais ils perdirent vite en intensité car le villageois qui tenait maintenant la pelle avait accéléré le rythme et c’étaient des pelletées entières qu’il jetait maintenant avec rage dans la tombe. Comme les suivants l’imitèrent, le trou se retrouva bientôt à moitié rebouché. Un grand silence se fit soudain et le prêtre, magnanime, fit encore un signe de croix, puis il s’inclina devant Marie, la veuve, et reprit le chemin de son église, la tête déjà occupée par son voyage à Lourdes.

Le soir, entre voisins, on parla de Victor bien entendu. Certes, on ne  l’avait pas beaucoup aimé et il était clair que sa disparition en arrangeait plus d’un, mais enfin, mourir si jeune, en plein bois, d’une crise cardiaque… Le pauvre, quand même !

(FIN)