Méduse
C’est le 11 novembre. En France comme en Allemagne, dans toute l’Europe et dans nos anciennes colonies on honore nos morts. Il me fallait pour ce jour de commémoration un billet de circonstance.
Il arrive que plusieurs personnes s’invitent au même entretien avec l’écrivain. Il s’agit dans la plupart des cas d’un couple, avec ou sans enfant pour lesquels j’ai prévu quelques petits jouets qui les aident à patienter. Parfois c’est un accompagnant qui se fait l’interprète du demandeur, ou un ami qui s’assoit et attend paisiblement.
Ce jour-là il s’agissait de trois femmes algériennes d’âge mûr. L’une est en tenue traditionnelle et porte le foulard et les deux autres se fondent dans le main stream de ce style de la mode féminine occidentale qui rend la femme de la rue effacée, sobre, et terne.
C’est lorsque je pose la question rituelle « quelle est la personne suivante ? » que l’une, qui sommeillait après une longue attente, s’ébroue et se lève et que les deux autres bondissent de leur chaise.
Dans le couloir, entre les deux portes de la salle d’attente et le bureau, je leur fait part de ma surprise de recevoir trois personnes d’un seul coup d’un seul. L’une d’entre elle se tourne vers moi et m’informe avec une expression déterminée qu’elles ont des questions à me poser, et poursuit avec un sourire pincé, qu’elles comptent fermement sur moi pour leur apporter les réponses qu’elles attendent.
Me voilà averti ; je sens que j’ai intérêt à me tenir à carreaux, à bien écouter les questions, et à rester poli et courtois.
Tout le monde s’installe. Trois paires d’yeux de braise m'encerclent et me fixent intensément ; et celle qui avait ouvert la conversation présente la demande de renseignements qui les crispent.
Elle m’indique qu’elle se fera l’interprète de la personne qui porte le foulard.
Elle exhibe un document gris déchiré en divers endroits et taché : une carte d’ancien combattant de la Première Guerre mondiale, et demande que j’écrive un courrier pour obtenir des renseignements sur cet ancien combattant.
Je la fixe à mon tour droit dans les yeux et lui demande le motif de sa démarche.
Silence.
Je répète ma question et j’ajoute : « je connais la réponse mais j’attends que vous me répondiez vous-mêmes ».
Silence perplexe et visages fermés.
Bonjour l’empathie et la bonne humeur.
Toujours en la fixant dans les yeux, je continue : « Vous savez Madame, quand une personne nous pose cette question, le plus souvent c’est parce que la personne est fille ou fils, ou petit fils ou petite fille d’ancien combattant, et qu’elle croît qu’elle peut ouvrir un droit à une allocation, à un titre de séjour si elle en est dépourvue, ou qu’elle peut acquérir la nationalité française.
Dans ce cas, je ne fais pas de courrier, car cette démarche est inutile pour moi comme pour vous, et si je suis écrivain public bénévole, ce n’est pas pour écrire des lettres qui ne servent à rien. »
Les six yeux me regardent toujours, se consultent, énervés.
Pour enfoncer le clou et les inciter à dévoiler leurs batteries, je pose toutes les cartes sur la table.
Je leur explique que les enfants d’anciens combattants n’ont aucun droit particulier en tant que tels, puis les informe des conditions d’obtention de la nationalité française et de l’existence de l’accord franco algérien.
J’ai semé la zizanie dans le camp d’en face. Se produit ce que j’attendais : les cœurs s’ouvrent ; un peu. J’apprends que la dame en foulard vit en France sans titre de séjour depuis un an. Elle a toujours vécu en Algérie où elle s’occupait de sa mère. A son décès, étant le dernier membre de la famille vivant au pays, elle a décidé de venir s’établir en France, comme ses quatre frères et sœurs.
Ceux-ci ont tous acquis la nationalité française, mais de manière apparemment concertée, ne lui accordent aucune aide. Ils ne lui transmettent aucun des documents familiaux qu’ils détiennent, ne lui donnent aucun conseil et refusent de l’héberger.
Bonjour le contentieux familial, bonjour l’amour fraternel.
En tous cas, déterminée à régulariser sa situation, elle est convaincue que ses frères et sœurs ont obtenu la nationalité française grâce au grand-père ancien combattant.
Je confirme l’argument de l'interprète officieuse, qu’il est peut être possible d’invoquer le fait qu’elle n’a plus d’attache familiale en Algérie, si elle peut en apporter la preuve. Je m’empresse d’indiquer que je ne suis pas expert en droit des étrangers et que seuls des juristes qualifiés peuvent la conseiller efficacement.
J'observe au passage qu'elle a néanmoins réussi à glaner un argument arraché dans l'adversité au cours de leur pérégrination juridique.
Quant à mon interlocutrice directe – la troisième s’en étant tenue sans déciller à une attitude d’observation et d’écoute concentrée pendant tout le temps de la rencontre -, elle m’avouera que sa démarche concerne(rait) son frère.
La tension est montée et mes trois femens tristes manifestent de l’impatience et de l’irritation. Puis remettent le couvert.
"Ecrivain public, les informais-je, je connais de nombreuses démarches, mais je ne suis pas juriste".
Je perçois dans les regards inquisitoires, que je suis celui qui se défausse; supposé que je suis d'en savoir plus que je ne veux bien le dire.
Je saisis et j'agite mon chasse-pensées tristes et poursuis mon propos :
"Or les questions de droit des étrangers sont complexes et évolutives et ne sont pas de ma compétence. Par principe je renvoie les personnes vers les juristes de la CIMADE et de la Ligue des Droits de l’Homme, ou encore du GISTI."
Elles me demandent ces coordonnées que je leur livre avec la plus grande diligence.
Après la couvert vient le plat de résistance : elle souhaite fermement que j’écrive un courrier pour demander un « certificat » concernant l’ancien combattant de sa voisine.
Je décline une nouvelle fois l’invite.
La dame en foulard s’agite ; elles insistent, elles veulent une adresse, un site Internet pour faire avancer la cause.
A tout hasard, je leur communique, et en la circonstance pour me défausser, l’adresse du service des français nés à l’étrangers à Nantes, en supposant conformément à leurs espoirs que ce – ou ces – anciens combattants, avaient demandé et obtenu la naturalisation française avant la fin de la guerre d’Algérie.
Ce qui, je le sais n'ouvrira aucun droit à quiconque…
La dame au foulard prend note avec une belle écriture, et me montre fièrement qu’elle sait écrire.
Elles irons demander à un autre écrivain public d'écrire leur courrier.
Ayant réussi à tirer un ver de l’une de mes narines, elles tenteront en vain d’en tirer un autre de la seconde.
On cherche à me faire parler sur l'attestation de niveau de langue, en insinuant qu'elle est donnée à tous, et que ce n'est pas avec 20 heures de cours qu'on peut parler français...Je reste calmement sur ma position, et les retourne à chaque réponse vers les juristes ad hoc.
Elles se lèvent, s’en vont ; puis la dernière qui n’avait pipé mot jusque-là, se retourne et m’adresse un colérique :
-« en fait si je comprends bien, vous ne savez rien, vous ! »
-« hélas non Madame. Je suis qu’écrivain public, pas juriste. Et je ne connais que 150 démarches. »
Les trois femmes que j’ai reçues, à travers leur posture réelle ou feinte, de domination et leur désir d’instrumentalisation, transmettaient de la méfiance et une forme de mépris pour l’écrivain public que je suis.
Le ressentiment exprimé à l'égard de quelqu'un qui ne vous veut a priori que du bien, suscite une réaction de verrouillage psychique.
L'attitude défensive induite par le besoin de se protéger est une conduite normale.
Mais c'est un facteur de blocage dans la relation d'aide.
Elles n'ont rien gagné et je n'ai rei perdu.
Les routes ont convergé sans se croiser. Sans échange et sans liberté, il ne y avoir de partage.
La plume est libre ou elle est serve.
- - - - - - - -
Ces trois dames font partie du flux de la vie. L’écriture publique est une école de l’humilité à tout âge et à chaque entretien.
Le fleuve de l’histoire ne charrie pas que des fleurs et des couronnes jetées au fil de l’eau à la mémoire des soldats qui ont perdu la vie pour les générations suivantes.
Ignorants tout de l’inestimable richesse matérielle que connaît notre pays depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Ignorants que des femmes et des hommes du monde entier viendraient y rechercher un abri et la paix.
Ignorant que parmi eux, le fleuve déposerait sur nos berges, des gens qui n’apportent ni la beauté, ni la joie, ni l’humanité. Ni l’intelligence.
Le fleuve transporte des esprits de lumière aussi bien que des sots.
Ces trois femmes peu disertes et gentiment manipulatrices m’ont évoqué les trois Gorgones. D’après Hésiode il y avait Sthébo « la puissante », Euryale « celle qui erre au loin », et Méduse « reine ». On leur prête souvent des traits monstrueux tels que des serpents dans les cheveux et des yeux terrifiants. Elles étaient filles de divinités, mais Méduse, la seule mortelle, avait une tête si épouvantable que quiconque la regardait était transformé en pierre.*
*source : Dictionnaire de l’Antiquité - BOUQUINS
Plume Solidaire
Méduse
C’est le 11 novembre. En France comme en Allemagne, dans toute l’Europe et dans nos anciennes colonies on honore nos morts. Il me fallait pour ce jour de commémoration un billet de circonstance.
Il arrive que plusieurs personnes s’invitent au même entretien avec l’écrivain. Il s’agit dans la plupart des cas d’un couple, avec ou sans enfant pour lesquels j’ai prévu quelques petits jouets qui les aident à patienter. Parfois c’est un accompagnant qui se fait l’interprète du demandeur, ou un ami qui s’assoit et attend paisiblement.
Ce jour-là il s’agissait de trois femmes algériennes d’âge mûr. L’une est en tenue traditionnelle et porte le foulard et les deux autres se fondent dans le main stream de ce style de la mode féminine occidentale qui rend la femme de la rue effacée, sobre, et terne.
C’est lorsque je pose la question rituelle « quelle est la personne suivante ? » que l’une, qui sommeillait après une longue attente, s’ébroue et se lève et que les deux autres bondissent de leur chaise.
Dans le couloir, entre les deux portes de la salle d’attente et le bureau, je leur fait part de ma surprise de recevoir trois personnes d’un seul coup d’un seul. L’une d’entre elle se tourne vers moi et m’informe avec une expression déterminée qu’elles ont des questions à me poser, et poursuit avec un sourire pincé, qu’elles comptent fermement sur moi pour leur apporter les réponses qu’elles attendent.
Me voilà averti ; je sens que j’ai intérêt à me tenir à carreaux, à bien écouter les questions, et à rester poli et courtois.
Tout le monde s’installe. Trois paires d’yeux de braise m'encerclent et me fixent intensément ; et celle qui avait ouvert la conversation présente la demande de renseignements qui les crispent.
Elle m’indique qu’elle se fera l’interprète de la personne qui porte le foulard.
Elle exhibe un document gris déchiré en divers endroits et taché : une carte d’ancien combattant de la Première Guerre mondiale, et demande que j’écrive un courrier pour obtenir des renseignements sur cet ancien combattant.
Je la fixe à mon tour droit dans les yeux et lui demande le motif de sa démarche.
Silence.
Je répète ma question et j’ajoute : « je connais la réponse mais j’attends que vous me répondiez vous-mêmes ».
Silence perplexe et visages fermés.
Bonjour l’empathie et la bonne humeur.
Toujours en la fixant dans les yeux, je continue : « Vous savez Madame, quand une personne nous pose cette question, le plus souvent c’est parce que la personne est fille ou fils, ou petit fils ou petite fille d’ancien combattant, et qu’elle croît qu’elle peut ouvrir un droit à une allocation, à un titre de séjour si elle en est dépourvue, ou qu’elle peut acquérir la nationalité française.
Dans ce cas, je ne fais pas de courrier, car cette démarche est inutile pour moi comme pour vous, et si je suis écrivain public bénévole, ce n’est pas pour écrire des lettres qui ne servent à rien. »
Les six yeux me regardent toujours, se consultent, énervés.
Pour enfoncer le clou et les inciter à dévoiler leurs batteries, je pose toutes les cartes sur la table.
Je leur explique que les enfants d’anciens combattants n’ont aucun droit particulier en tant que tels, puis les informe des conditions d’obtention de la nationalité française et de l’existence de l’accord franco algérien.
J’ai semé la zizanie dans le camp d’en face. Se produit ce que j’attendais : les cœurs s’ouvrent ; un peu. J’apprends que la dame en foulard vit en France sans titre de séjour depuis un an. Elle a toujours vécu en Algérie où elle s’occupait de sa mère. A son décès, étant le dernier membre de la famille vivant au pays, elle a décidé de venir s’établir en France, comme ses quatre frères et sœurs.
Ceux-ci ont tous acquis la nationalité française, mais de manière apparemment concertée, ne lui accordent aucune aide. Ils ne lui transmettent aucun des documents familiaux qu’ils détiennent, ne lui donnent aucun conseil et refusent de l’héberger.
Bonjour le contentieux familial, bonjour l’amour fraternel.
En tous cas, déterminée à régulariser sa situation, elle est convaincue que ses frères et sœurs ont obtenu la nationalité française grâce au grand-père ancien combattant.
Je confirme l’argument de l'interprète officieuse, qu’il est peut être possible d’invoquer le fait qu’elle n’a plus d’attache familiale en Algérie, si elle peut en apporter la preuve. Je m’empresse d’indiquer que je ne suis pas expert en droit des étrangers et que seuls des juristes qualifiés peuvent la conseiller efficacement.
J'observe au passage qu'elle a néanmoins réussi à glaner un argument arraché dans l'adversité au cours de leur pérégrination juridique.
Quant à mon interlocutrice directe – la troisième s’en étant tenue sans déciller à une attitude d’observation et d’écoute concentrée pendant tout le temps de la rencontre -, elle m’avouera que sa démarche concerne(rait) son frère.
La tension est montée et mes trois femens tristes manifestent de l’impatience et de l’irritation. Puis remettent le couvert.
"Ecrivain public, les informais-je, je connais de nombreuses démarches, mais je ne suis pas juriste".
Je perçois dans les regards inquisitoires, que je suis celui qui se défausse; supposé que je suis d'en savoir plus que je ne veux bien le dire.
Je saisis et j'agite mon chasse-pensées tristes et poursuis mon propos :
"Or les questions de droit des étrangers sont complexes et évolutives et ne sont pas de ma compétence. Par principe je renvoie les personnes vers les juristes de la CIMADE et de la Ligue des Droits de l’Homme, ou encore du GISTI."
Elles me demandent ces coordonnées que je leur livre avec la plus grande diligence.
Après la couvert vient le plat de résistance : elle souhaite fermement que j’écrive un courrier pour demander un « certificat » concernant l’ancien combattant de sa voisine.
Je décline une nouvelle fois l’invite.
La dame en foulard s’agite ; elles insistent, elles veulent une adresse, un site Internet pour faire avancer la cause.
A tout hasard, je leur communique, et en la circonstance pour me défausser, l’adresse du service des français nés à l’étrangers à Nantes, en supposant conformément à leurs espoirs que ce – ou ces – anciens combattants, avaient demandé et obtenu la naturalisation française avant la fin de la guerre d’Algérie.
Ce qui, je le sais n'ouvrira aucun droit à quiconque…
La dame au foulard prend note avec une belle écriture, et me montre fièrement qu’elle sait écrire.
Elles irons demander à un autre écrivain public d'écrire leur courrier.
Ayant réussi à tirer un ver de l’une de mes narines, elles tenteront en vain d’en tirer un autre de la seconde.
On cherche à me faire parler sur l'attestation de niveau de langue, en insinuant qu'elle est donnée à tous, et que ce n'est pas avec 20 heures de cours qu'on peut parler français...Je reste calmement sur ma position, et les retourne à chaque réponse vers les juristes ad hoc.
Elles se lèvent, s’en vont ; puis la dernière qui n’avait pipé mot jusque-là, se retourne et m’adresse un colérique :
-« en fait si je comprends bien, vous ne savez rien, vous ! »
-« hélas non Madame. Je suis qu’écrivain public, pas juriste. Et je ne connais que 150 démarches. »
Les trois femmes que j’ai reçues, à travers leur posture réelle ou feinte, de domination et leur désir d’instrumentalisation, transmettaient de la méfiance et une forme de mépris pour l’écrivain public que je suis.
Le ressentiment exprimé à l'égard de quelqu'un qui ne vous veut a priori que du bien, suscite une réaction de verrouillage psychique.
L'attitude défensive induite par le besoin de se protéger est une conduite normale.
Mais c'est un facteur de blocage dans la relation d'aide.
Elles n'ont rien gagné et je n'ai rei perdu.
Les routes ont convergé sans se croiser. Sans échange et sans liberté, il ne y avoir de partage.
La plume est libre ou elle est serve.
- - - - - - - -
Ces trois dames font partie du flux de la vie. L’écriture publique est une école de l’humilité à tout âge et à chaque entretien.
Le fleuve de l’histoire ne charrie pas que des fleurs et des couronnes jetées au fil de l’eau à la mémoire des soldats qui ont perdu la vie pour les générations suivantes.
Ignorants tout de l’inestimable richesse matérielle que connaît notre pays depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Ignorants que des femmes et des hommes du monde entier viendraient y rechercher un abri et la paix.
Ignorant que parmi eux, le fleuve déposerait sur nos berges, des gens qui n’apportent ni la beauté, ni la joie, ni l’humanité. Ni l’intelligence.
Le fleuve transporte des esprits de lumière aussi bien que des sots.
Ces trois femmes peu disertes et gentiment manipulatrices m’ont évoqué les trois Gorgones. D’après Hésiode il y avait Sthébo « la puissante », Euryale « celle qui erre au loin », et Méduse « reine ». On leur prête souvent des traits monstrueux tels que des serpents dans les cheveux et des yeux terrifiants. Elles étaient filles de divinités, mais Méduse, la seule mortelle, avait une tête si épouvantable que quiconque la regardait était transformé en pierre.*
*source : Dictionnaire de l’Antiquité - BOUQUINS
Plume Solidaire