Le jeudi 9 novembre 1989, le mur n’est donc pas tombé à Berlin. Et dans les rétros que diffusent les télés ou que publient les journaux, l’on mélange allègrement les images: Le démontage du mur, une grue qui enlève une dalle en béton, des militaires est-allemands qui ouvrent de nouvelles brèches: Tout cela n’a commencé que plusieurs jours voire plusieurs semaines après.Si ce soir-là, le béton du mur n’est pas tombé, c’est son symbole, celui de la division de l’Europe, de la guerre froide, qui s’est écroulé. Ce qui reste impressionnant, ce sont ces milliers de personnes connues ou inconnues, et pas seulement des allemands, loin de là, qui ont eu le « réflexe Rostropovitch ». Comme le célèbre violoncelliste, tout lâcher, et prendre le premier avion, le premier train, la première voiture pour foncer vers Berlin. Certains en ont un peu trop fait, en prétendant avoir été là, le soir où… Ce qui était matériellement impossible: Même le Chancelier Kohl, en voyage officielle en Pologne, n’est arrivé que le lendemain. C’était d’ailleurs assez amusant de découvrir les personnalités qui se trouvaient de l’autre côté du mur quand les soldats (est-allemands) en enlevaient un morceau. Comme ce jour, où c’est la tête de Jacques Lang qui est apparue derrière un pan de béton. Il régnait une ambiance très particulière, très euphorisante, comme si vraiment on entrait dans une nouvelle époque. Pour les premières élections générales de l’Allemagne unifiée, j’ai eu la chance d’accompagner le Chancelier Kohl, pour une journée de campagne à l’Est. Pas de caméra, nous n’étions que 2 journalistes. Rendez-vous tôt le matin, dans les jardins de la chancellerie à Bonn. Hélicoptère jusqu’à l’aéroport de Bonn-Cologne. Puis avion de la Luftwaffe jusqu’à Rostock. Dans l’avion, nos consommations étaient notées par un des assistants d’Helmut Kohl. Il était en campagne électorale, donc tous les frais, y compris les nôtres, étaient remboursés par le parti à l’Etat allemand ! Le chancelier se tourne à un moment vers nous : « On vous a expliqué ? Vous restez dans mon sillage, à pas plus d’un ou 2 mètres. » . Et un des conseillers de compléter : « sinon, vous ne pourrez suivre et vous rentrerez à Bonn par vos propres moyens. C’est déjà arrivé à plusieurs ministres ». Quand le chancelier descendit de l’avion et jusqu’au soir, ce ne fût que des foules immenses, des cohues que ce colosse traversait comme un roc dans la tempête, une ambiance de rock star. Dans le vol retour, le chancelier se lâche enfin. Il occupe deux places, bascule son siège vers l’arrière, troque son veston contre un petit gilet et se met en chaussons. On lui apporte un sandwich saucisse, et une bière. Dans un éclat de rire, il nous dit : « Ce n’est pas le meilleur moment ? Une saucisse et une bonne bière !» Incroyable destin pour ce chancelier, arrivé au pouvoir à la faveur non pas d’une élection, mais d’un renversement d’alliances au Bundestag, et qui pendant longtemps avaient été la cible de nombreuses plaisanteries, sur son nom (Kohl = choux) sur son physique (La poire, en raison de la forme de sa tête).pendant ces deux années, tout semblait possible: Nous pouvions nous rendre partout, et partout les gens étaient heureux de nous voir, de parler, pour la première fois depuis 45 ans à des « gens de l’Ouest ». Un vent de liberté qui a soufflé sur tout l’Europe de l’Est et pour nous journalistes, il y avait chaque fois un côté « première fois »: Traverser la Pologne jusque dans l’enclave russe de Kaliningrad, l’ancienne Königsberg, la capitale d’origine de la Prusse, dont il ne reste plus rien, totalement rasée et vidée desa population allemande en 1945. Seul subsiste un pan de mur de l’ancienne cathédrale devant lequel est installée la tombe du philosophe Emmanuel Kant. Et puis la Tchécoslovaquie, la révolution de velours, les rencontres avec Vaclav Havel devenu Président, et qui nous mettait en garde conte ce qu’il sentait venir un peu plus au sud: Le nationalisme, le racisme, la xénophobie, et voilà que la Yougoslavie éclate et s’enfonce dans une guerre civile d’une cruauté inimaginable. Au cœur de l’Europe, le retour de la barbarie…La question de l’unité allemande a été réglée en quelques semaines. Mais là encore c’est la population qui a bousculé les politiques. Le 19 décembre 1989, le chancelier Kohl effectue sa première visite à Dresde. Nous étions à ses côtés. Au milieu des ruines de l’Eglise Notre-Dame, nous l’avons vu changé, surpris et bouleversé par la foule qui agitait des drapeaux ouest-allemands, par ces cris qui de « Wir sind das Volk »« Nous sommes le peuple» étaient devenus « Nous sommes un peuple », et puis bien sûr : « Nous voulons le deutschmark ». Helmut Kohl était resté prudent jusque là sur les étapes d’une réunification qu’il n’avait ni provoquée ni organisée, à Dresde, il a été convaincu. Il lui restait à convaincre les allemands de l’Ouest. Ce qui n’était pas si simple: Car remettre à niveau la situation de 15 millions d’allemands de l’est allait coûter très cher : 2000 milliards d’euros, soit 4 à 5% du PIB annuel allemand pendant vingt ans. Encore aujourd’hui, les critiques que l’on entend sur l’égoïsme des allemands, en exaspèrent beaucoup qui se sont serrés la ceinture depuis 25 ans, comme jamais nous ne l’avons fait en France. Les allemands ne parlent d’ailleurs pas de « réunification » mais « d’unité allemande ». Berlin comme capitale n’a pas été une décision unanime. Seulement 18 voix de majoritésur 658 députés lors du vote de 1991. Les bavarois refusaient Berlin capitale. Cela allait coûter trop cher. Et puis Berlin leur paraissait être la ville de tous les vices, la seule ville d’Allemagne où il n’y a pas de «Polizeisperrstunde», d’« heure de fermeture de la police », c’est-à-dire qu’on peut y faire la fête toute la nuit, un scandale pour les très conservateurs bavarois pour lesquels il faut aller se coucher tôt pour se réveiller tôt pour aller travailler !Bonn symbolisait également la nouvelle Allemagne, démocratique, simple, modeste, sans décorum. Après la folies des grandeurs de l’empire allemand, puis des nazis, beaucoup craignaient le syndrome Paris ou Londres: Tout dans une énorme capitale métropole, écrasant le reste du pays. Alors que la force de l’Allemagne moderne réside dans sa décentralisation. Lorsque nous avons pris la décision dés janvier 1990 de transférer le bureau de TF1 de Bonn à Berlin, nous avons été confrontés au scepticisme, voire même à l’ironie d’un certain nombre de spécialistes de l’Allemagne, en poste à l’Ambassade de France. Jamais la capitale ne quitterait Bonn. Nous nous emballions, etc… Il faut dire que leurs interlocuteurs allemands n’y croyaient pas non plus : Joachim Bitterlich, un des conseillers d’Helmut Kohl, originaire de Sarre, ancien élève de l’ENA, faisait partie de ces sceptiques. Je me souviens lui avoir fait faire un tour de Berlin, un soir de 1990, Philharmonie, Café Einstein, Prenzlauer Berg, après lequel il a avoué : « C’est vrai qu’elle a tout d’une capitale ».
25 ans plus tard, je ne retourne pas à Berlin sans un pincement au cœur. Et toujours me revient cette chanson de Marlene Dietrich, que les berlinois aiment citer : « Ich hab noch einen Koffer in Berlin / deswegen muß ich da nächstens wieder hin ». « J’ai toujours une valise à Berlin, c’est pour cela que je dois y retourner dés que je peux »…
einen koffer in Berlin... Marlene Dietrich