L’art des langages actuel
Aujourd’hui où la mobilité des locuteurs sur cette planète, et des vernaculaires sur l’internet, est plus grande et plus rapide, les positions dans l’art du langage bougent encore.
Déjà dans le volume français de Renga (Gallimard 1971), forme poétique japonaise en laisse où chaque poète répond par un poème à celui qui le précède, Jacques Roubaud, Octavio Paz, Edoardo Sanguineti et Charles Tomlinson complexifiaient l’ouvrage en écrivant chacun dans sa langue maternelle (français, espagnol, italien, anglais).
Un petit pays qui réussit son multilinguisme, au moins en littérature, serait la Suisse où l’on parle 4 langues en plus de dialectes littérairement vivants et qui se traduisent entre eux, à entendre en se rendant au festival de littérature de Soleure. La poète Heike Fiedler joue du français et de l’allemand dans les poèmes conceptuels ou concrets de Langues de meehr (Spoken Script, Lucerne 2010) : meehr est un mot-valise allemand entre mehr/davantage et Meer/mer.
Parmi les poésies non-monolingues, on trouve aussi celles d’écrivains qui accueillent et intègrent une langue étrangère qui va modifier leur texte.
Notons les listes sonores et signifiantes de noms topologiques en plusieurs langues par Patrick Beurard-Valdoye dans Théorie des noms (2003) ; ou les idiomes différents des personnages de sa poésie épique qui s’enchevêtrent dans son Cycle des Exils, ainsi dans les interactions au Black Moutain College utopien entre artistes européens fuyant les nazis et avant-gardistes nord-américains avides de transformer l’héritage du vieux monde. Dans le même volume, Gadjo-Migrandt (2014) qui introduit Bartók et Moholy-Nagy, un chapitre est ponctué par de longs néologismes hongrois agglutinants en accords de piano bartokiens dissonants, un autre est emperlé de mots et expressions de la langue romani des Gitans nomades, évoquant l’errance des protagonistes en des syllabes musicales : « tchiriklio » virevolte et gazouille comme son référent l’oiseau.
Jacques Jouet, membre du groupe littéraire Oulipo, a traversé l’Europe en train, et écrit des poèmes où il commutait chaque fois à la rime trois mots étrangers que lui offraient les voyageurs qu’il rencontrait, de sorte que des syllabes ou même des alphabets irréductibles (cyrillique, géorgien), s’introduisaient dans son français. Le livre s’intitule Poèmes avec partenaires (2002).
Un autre exemple est celui d’une poète et traductrice du tibétain, Bénédicte Vilgrain. Elle fonde son cycle de poésie comprenant déjà plusieurs plaquettes (dont bCu, Eric Pesty 2012) sur ses transpositions inhabituelles d’exemples trouvés dans une grammaire tibétaine, y ajoutant des sons de cette langue pour colorer la sienne, faisant digresser la pensée.
Dans la fluidité de l’internet une forme typique de collaboration entre poètes d’idiomes différents a vu le jour. Des méls sont envoyés, traduits, remaniés, retournés. Ceci crée de nouveaux poèmes qui entraînent toujours plus loin une œuvre numérique qui au final est fréquemment éditée en livre. Frédéric Forte et Ian Monk présentent dans N/S (L’Attente 2000) de courts poèmes bilingues français et anglais, sans expliquer qui écrit quoi. Chaque poème est en deux parties et dans chacune se mêlent déjà les deux langues : l’anglais de la première partie est traduit en français dans la deuxième, et le français de la première est en anglais dans la deuxième : les traductions étant assez fidèles, on obtient des effets de miroir avec permutation rythmée entre les deux langues. Forte et Monk paraissent ne pas se répondre dans cette correspondance mais co-travaillent à animer leur texte en le décalant imperceptiblement par la traduction d’un trope ou la reprise des sons d’un mot dans l’autre langue.
Enfin, quelques poètes expriment consciemment l’aspect radicalement polyglotte du monde actuel migrant ou interconnecté. Le Maltais Antoine Cassar compose des sonnets intitulés « mosaïques » (dans Musajk, Skarta 2008) en recourant aux cinq langues qu’il parle, plaidant pour une ouverture altermondialiste aux langages des peuples et minorités, contre un monolinguisme dominant monotone. Le livre contient en regard de l’original une traduction « aplatie » de toutes ses langues en anglais seul pour le lecteur non multilingue ou qui ne connaît pas le maltais (langue sémitique comme l’arabe, mais parlée uniquement sur l’île).
Des voix se positionnant contre le monolinguisme sont aussi celles des pidgins et créoles, déjà en eux-mêmes mélanges véhiculaires de langues, souvent en situation de domination économique. Les pidgins, qui restent langues de contact à grammaire simplifiée, non-maternelles, pour ethnies différentes ne se comprenant pas, ont donné des poésies populaires en Afrique (Nigéria) ou dans l’Océan Pacifique entre autres. Les créoles sont de tels métissages devenus langues natives, comme aux Antilles, et leur revalorisation par des mouvements sociaux, linguistiques et littéraires effectuée dans la deuxième moitié du XXè siècle a permis de (re)découvrir écrivains et poètes luttant pour une langue viscérale de leur peuple et pour la vitale sonorité de leurs mots. Le poète martiniquais Monchoachi publie d’abord en créole seul (Bel-Bel Zobel, 1979), puis en créole avec traduction (Mantég, 1980), puis en français, mais dans Lémistè (Obsidiane, 2012), il créolise sa base de français avec chatoyance : „Rouge le bruit qui a résonnin comme le crié-lan-mort“.
Le poète conceptuel catalan Ramon Dachs a réalisé un joli livre, Blanc (Le Clou dans le Fer, 2007), où il offre un extrait de sa poésie qui croît par infimes fragmentations proliférantes comme les structures fractales en physique. À l’origine, il s’agit de poèmes d‘un seul vers (monostiches) en catalan sur le thème du blanc (page, désert, espace, vide, transparence, lumière…). Puis dans l’édition mexicaine il ajoute une version avec équivalents en français dans un ouvrage bilingue. L’édition française est ensuite complétée par l’espagnol et on obtient ces petits poèmes énigmatiques qui ne sont ni vraiment traductions ni en 3 vers, qui sont permutés dans le livre en trois chapitres, et qui sont aussi réversibles d’après l’auteur, comme des objets mathématiques de langage.
arriba’m / blanc / desert
heme / blanca / nada
arrive / moi / désert
assolit, desolat
desolada, asolada
assouvi, désolé
blanc, set pura
alba, sed sola
blanc, soif pure
blanc suspès en blanc
nada toda
blanc sur blanc
Suite mercredi 12 novembre - ©Jean-René Lassalle
épisodes précédents :
feuilleton la Poésie multilingue, 1, 2, 3