Pas la peine de rêver: ils tiennent tous les leviers. L’industrie de la bouffe a installé ses hommes dans les ministères, le syndicat agricole (FNSEA), les coopératives, partout. Il n’y a qu’une voie ouverte: la révolte.
Parce que. Parce qu’il n’existe pas en France de puissance industrielle supérieure à celle du lobby agroalimentaire. Communiqué du ministère de l’Agriculture, le 26 février 2013: «Avec près de 13.500 entreprises et plus de 400.000 salariés, les industries agroalimentaires restent le premier employeur en France.»
Mieux, c’est-à-dire pire pour nous: ces boîtes ne sont pas, pour l’essentiel, délocalisables. Elles assurent du taf en France, mais la moindre embrouille de concurrence peut jeter de nouveaux chômeurs sur le pavé, sans compter les tombereaux de purin dans les préfectures. Il ne faut donc pas bouger. Il faut juste applaudir. Commentaire de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA), cœur du lobby, à propos du bilan 2001 du secteur: «L’industrie agroalimentaire [...] résiste à la désindustrialisation du territoire. De fait, depuis 1998, les effectifs de l’agroalimentaire sont restés stables, contrairement à l’ensemble de l’industrie, qui a connu un recul de plus de 16%.»
LA BOUFFE, UNE HISTOIRE D’AMOUR
Ajoutons pour avoir bien mal un autre commentaire de cette même ANIA, le 22 mai 2012: «Nous nous félicitons que, pour la première fois, l’intitulé de notre ministère de tutelle intègre explicitement l’agroalimentaire.» Quatre jours plus tôt, le socialo Stéphane Le Foll est en effet devenu ministre de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt. On n’avait encore jamais vu en France un ministre de l’Agroalimentaire, et ce n’est pas tout. Le 21 juin 2012, Le Foll est rejoint par un ministre délégué à l’Agroalimentaire, Guillaume Garot. L’industrie mouille sa vaste culotte.Pourquoi tant d’amour? On ne peut qu’effleurer une histoire incestueuse, qui a toutes les apparences d’une vaste structure paratotalitaire. Tout commence à la sortie de la guerre, après 1945. Il s’agit de bouffer, d’oublier les tickets de rationnement, les rutabagas, l’ersatz de café. Avec les meilleures intentions du monde, une génération de jeunes souvent issus de la Résistance prend le manche. Michel Debatisse, qui deviendra le ponte de la FNSEA et finira ministre giscardien, a 16 ans en 1945. À la tête du Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA), il entend dynamiter les vieilles structures paysannes en profitant du plan Marshall, qui déverse en Europe une aide massive. En 1946, des agronomes enthousiastes, de gauche en général — un Raymond Février, un Jacques Poly —, créent l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), qui a exactement les mêmes objectifs.
Du côté des industriels sortis des catacombes de la guerre, c’est une divine surprise: on ne parle plus que des nouveaux produits made in America que sont les pesticides, les engrais, les tracteurs. Fernand Willaume est le personnage clé de l’explosion de l’agriculture industrielle qui, de 1945 à 1960, va installer à tous les postes des copains et des obligés. Willaume, ingénieur agronome avant la guerre, est désormais l’homme lige de l’industrie. Il imagine dès 1945 le «Comité de propagande pour la défense des cultures» (rigoureusement sic), lance la société d’édition Ruralia, qui éditera un journal essentiel, Phytoma.
Tous, qu’ils soient fonctionnaires du ministère de l’Agriculture, agro- nomes de l’INRA, jeunes paysans à la Debatisse, industriels à la Willaume, vont communier dans la même adoration du «progrès» technique. On peut parler d’un pacte, même si le mot n’a jamais été prononcé. Malgré l’évidence de changements majeurs, il n’a pas été franchement rompu. Depuis plus de cinquante ans, le ministère de l’Agriculture cogère ainsi avec la FNSEA, officiellement un syndicat, les affaires agricoles. Et les deux ont programmé, accompagné, soutenu la disparition des paysans et leur remplacement par les machines et l’intensification.
UNE GRANDE FAMILLE
Un immense jeu de chaises musicales n’a fait que déplacer des pions sur l’éternel même damier. Tirons un ou deux fils actuels. Qui est le président en titre de la FAO, l’agence de l’ONU pour l’agriculture et l’alimentation, cœur nucléaire de l’agriculture industrielle ? Luc Guyau, ancien éleveur industriel de Vendée, mais surtout ancien président de la FNSEA, bien entendu membre éminent de l’UMP. À l’automne 2009, Sarkozy, alors président, pousse sa candidature, et emporte le morceau.Qui est aujourd’hui président de la FNSEA? Xavier Beulin, gros céréalier de la Beauce, mais aussi patron d’une holding invraisemblable appelée Sofiproteol, bras «financier et industriel de la filière française des huiles et protéines végétales». Chiffre d’affaires de ce monstre méconnu: 7,3 milliards d’euros en 2012. Sofiproteol, c’est l’industrie des biocarburants, qui transforme des plantes alimentaires en carburant automobile, dans un monde qui compte près d’un milliard d’affamés chroniques. Encore bravo. Mais il serait injuste d’en rester là. Sofiproteol est dans le capital de la coopérative agricole In Vivo, géant de 5,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Le temps des coopératives agricoles à l’échelle du canton, amis naïfs, c’est fini. Aujourd’hui, les coopératives agricoles sont des acteurs transnationaux, pardi. Donc, Sofiproteol est dans In Vivo. Mais qui a créé Sofiproteol? La Fédération française des producteurs d’oléagineux et de protéagineux ou FOP, qui est une branche du... syndicat FNSEA. William Saurin, groupe industriel de la bouffe qu’on ne présente plus, a été vendu à Lesieur en 1979, mais Lesieur appartient aujourd’hui à Sofiproteol, dirigé par le grand syndicaliste de la FNSEA Xavier Beulin. On pourrait continuer de la sorte jusqu’en 2050: tout est dans tout et inversement. Et c’est pourquoi votre fille est muette. Il n’y a en effet rien à dire. Sans sursaut historique de la société, sans bataille au couteau contre ceux qui tiennent l’industrie de l’alimentation, rien ne changera. Demain, un mouvement des consommateurs enfin radical?
http://www.charliehebdo.fr/news/hors-serie-malbouffe-lobby-agroalimentaire-824.html
Par : Fabrice Nicolino