Pour David Simo, « l’idée d’une Europe totalement autonome et ayant une histoire où ne se manifestent qu’une logique et une dynamique purement intrinsèques reste néanmoins une illusion également bien européenne. Non seulement elle a appris des autres, même si elle n’aime pas toujours se l’avouer, mais même lorsqu’elle a réussi à dominer le monde et à l’entraîner dans un mouvement d’intégration globale dont elle était le moteur, tout cela ne s’est pas déroulé sans conséquence pour elle-même. L’orientalisme est le produit de l’Europe en même temps que l’Europe est le produit de l’orientalisme. L’empire colonial est la création de l’Europe mais l’empire a également créé l’Europe et pas seulement sur le plan économique et financier, mais également sur le plan des idées, sur le plan culturel. »
Les échanges entre cultures et civilisations, leurs conséquences réciproques, apparaissent complexes, à plus forte raison entre peuples dominants et peuples dominés. David Simo met en évidence cette complexité, ce qui conduit aussi à penser que le débat n'est pas clos, notamment s'il ne fait pas apparaître le capitalisme dans son rôle de domination sur les uns et les autres.
Michel Peyret
Situation coloniale et relations herméneutiques interculturelles
David Simo
L’identification de jeunes élèves africains au récit de René Caillié pénétrant à Tombouctou révèle la complexité et les pièges du mode d’expérience de l’autre. L’article esquisse une typologie des expériences de l’altérité culturelle et aborde la question d’une herméneutique interculturelle. L’exemple de Goethe et de sa notion de Weltliteratur montre que le désir de globalisation culturelle ne fait pas disparaître les rapports historiques de domination. La raison anthropologique s’affirme généralement à travers des pratiques de domination. La gestion du monde par l’Europe n’exclut pas toutefois une incidence de la découverte des cultures extérieures sur l’Europe elle-même
1Dans un livre de lecture destiné aux écoliers africains1, livre édité dans la période coloniale mais maintenu au programme plusieurs années après la colonisation, figurait un texte de l’explorateur français René Caillié. Entre 1824 et 1828, celui-ci avait effectué une série de voyages qui l’avaient d’abord mené dans le Fouta Djalon, en Guinée actuelle, puis dans la cité de Tombouctou autour de laquelle circulaient alors plusieurs mythes en Europe. En traversant le Désert du Sahara, il avait continué son voyage jusqu’au Maroc d’où il était rentré en Europe. De ce voyage, il avait publié une relation à la mode de l’époque.
2Le texte proposé à la lecture des jeunes Africains était un extrait de son livre. Ce dont je me souviens est que le texte était composé de manière à faire ressortir le tableau d’un homme déguisé, obligé de camoufler son identité pour survivre dans un environnement où sa vraie identité l’eût condamné à une mort certaine.
3Nous qui étions en train d’apprendre à lire et à écrire fûmes particulièrement impressionnés par le fait que la pratique de l’écriture était dans ces circonstances devenue un acte périlleux qu’il fallait oser en s’entourant de toutes les précautions pour ne pas être surpris, car alors son identité aurait été découverte et cela aurait signifié sa mort.
4Le fait qu’il était un Français, donc un Blanc, et que la population dont il se méfiait tant était africaine, et en grande partie noire ne me semble pas avoir retenu particulièrement notre attention. Nous étions avant tout fascinés par le drame humain qui se dévoilait à nous. Et en même temps que nous nous lancions avec beaucoup d’émotion dans cette aventure qui consiste à participer au moyen de la lecture à l’expérience et à la vie de quelqu’un d’autre, nous étions fascinés par la signification et la portée de l’acte d’écrire. Cet acte nous apparaissait comme quelque chose d’extraordinaire et d’absolument indispensable, pouvant justifier qu’on risque même sa vie.
5Quelle avait pu être l’intention des autorités scolaires coloniales en inscrivant ce texte à notre programme de lecture ? La réponse semble aisée. Il suffit pour cela de se référer aux objectifs assignés à l’éducation des jeunes Africains d’alors et de tenir compte des autres textes proposés à la lecture2
6Le texte met en scène un Français, qui, usant de la ruse, et non pas de la violence comme cela était la règle, pénètre dans un univers africain déclaré semi-civilisé parce que soumis à des influences diverses, dont celle de l’Islam. Il est structuré par une série de discours subtilement disposés pour ne pas heurter la susceptibilité des Africains, car nous sommes à la fin des années 1950 et au début des années 1960, mais il est en même temps suffisamment efficace pour distiller les principes coloniaux majeurs. Nous avons d’abord le principe d’une hiérarchie des cultures et des peuples qui, quoique contemporains, sont présentés comme placés sur un axe d’évolution sur lequel l’Europe occupe le niveau le plus avancé. Nous avons ensuite le principe de l’intelligence et de la bravoure européennes capable de surmonter tous les obstacles pour atteindre des objectifs. Nous avons aussi le principe de la noblesse des motivations européennes notamment pour ce qui est de l’intrusion en Afrique, une noblesse que l’hostilité, le fanatisme et le manque de discernement de certains groupes d’Africains qui cherchent à s’y opposer ne font que magnifier. Nous avons enfin le principe de l’Afrique comme le continent de l’insécurité et de l’arbitraire, situation justifiant la présence pacificatrice des Français.
7Que nous ayons fait à l’époque avant tout une lecture archétypale du texte et que le narrateur nous soit apparu comme un homme, non pas un Blanc ou un Français, et que nous nous soyons identifiés à lui puisqu’il semblait incarner des valeurs qui enflammaient l’imagination des enfants que nous étions n’était peut-être pas prévu dans les intentions des stratèges coloniaux, mais il est clair que cela ne devait pas les gêner outre mesure, bien au contraire. Cette identification, loin de desservir les objectifs coloniaux, les renforçait, et les autres principes, même si nous n’en avions pas conscience, n’en étaient que plus efficacement intériorisés par nous. À l’instar de René Caillié, nous étions embarqués dans une aventure qui allait changer notre destin. Mais, à la différence de ce dernier, nous ne maîtrisions ni les objectifs, ni les implications de cette aventure.
8René Caillié, en écrivant notre texte, lui assignait bien entendu une tout autre fonction. Dans l’introduction à son livre, il insiste sur le fait qu’en effectuant son périple, il assouvissait une passion qui le dévorait depuis sa plus tendre enfance. De même, il précise qu’il voulait contribuer à l’avancée du savoir géographique sur l’Afrique. Il s’agit là d’un topos de ce type de littérature, topos repris par la littérature anthropologique jusqu’aujourd’hui. Le voyage est motivé par une passion personnelle mise au service de la science.
9Nous apprenons par ailleurs que cet explorateur, d’origine très modeste, avait reçu pour son exploit une importante somme d’argent de la Société géographique de Paris3. Dans l’avant-propos de la version anglaise, l’éditeur écrit encore en 1965 : « ... it is fair to presume that the work in which M. Caillié has recorded, in language of unaffected simplicity, the observation made in a journey of 4 500 miles, [...], cannot but possess powerful attraction for every class of readers, whether pursuing the career of trade of science, or of politics, whether in quest of individual advantage or personal information. »4
10Il apparaît clairement que le voyage en Afrique, que l’observation de la réalité physique, sociale et humaine sont perçus comme pouvant être avantageux sur le plan individuel à celui qui l’entreprend en même temps qu’ils sont bénéfiques pour la science. L’avantage individuel se mesure ici en termes d’avantage pécuniaire et de carrière. Le lecteur également est susceptible d’en tirer les mêmes avantages. Aucune allusion n’est faite à la possibilité que le voyage ou la lecture de sa relation puisse modifier la vie et du voyageur et du lecteur, en engendrant un autre type de regard sur la réalité, en changeant la manière de concevoir les choses, bref en modifiant la sensibilité et les catégories de lecture et d’organisation du réel. Le voyage et l’expérience de l’autre peuvent fournir des informations et permettre de réorganiser sa carrière ou son métier, mais pas sa conception du monde.
11L’exemple de ce texte de René Caillié et des multiples usages qui ont pu en être faits ou des multiples lectures qu’il a pu permettre ne nous a pas semblé seulement intéressant par rapport à l’historicité de la lecture qu’il révèle. Il nous a semblé intéressant à cause de la complexité du mode d’expérience de l’autre qui s’y révèle et qu’il permet. En effet, ce texte thématise la rencontre de deux cultures. Une rencontre pour le moins ambiguë où seul un des protagonistes vit la situation comme une rencontre tendue et dangereuse. Ayant dissimulé son identité véritable, le narrateur est pris par la population locale pour quelqu’un d’autre. Un autre d’autant plus sympathique qu’il est en position de faiblesse et a besoin d’être secouru. En effet, René Caillié se présente comme un Arabe que des chrétiens ont arraché très tôt à son pays et à ses parents et qui tente de rejoindre La Mecque pour retrouver les siens. Il se présente donc comme la victime de la violence chrétienne et exploite de ce fait sa connaissance de l’autre, de sa grille d’interprétation du réel, pour construire une histoire plausible, susceptible de paraître vraisemblable. Sa stratégie repose sur une interprétation de l’autre, une interprétation destinée à l’autre et non à soi-même, donc une interprétation qui est le contraire de celle faite pour son propre usage. Dans le texte en effet se déploient deux interprétations diamétralement opposées de la même réalité : la relation entre chrétiens et Arabes. La première interprétation présente cette relation comme marquée par la violence chrétienne sur le musulman. Cette interprétation structure la mise en scène et sert à tromper la vigilance de l’autre. L’autre interprétation inverse totalement les termes. Ce sont les musulmans qui apparaissent comme fanatiques et violents contre les chrétiens. Et cette interprétation qui est celle présentée dans la narration de René Caillié est étayée par plusieurs exemples dont celle de l’Anglais Laing qui, à la différence de René Caillié, affirme son identité de chrétien, refuse d’y renoncer en se convertissant à l’islam et subit le martyr.
12Dans la narration, la deuxième interprétation neutralise la première en la dénonçant implicitement comme pure fiction. Le texte reproduit donc et confirme certains discours. Il participe de ce que Edward Said a appelé l’orientalisme5. Mais il introduit un élément nouveau.
13Au couple chrétien-musulman vient se greffer un troisième élément : l’Africain. Et la construction de la triade transforme quelque peu la nature du binôme. Ce dernier continue de servir de base à la construction d’une identité européenne qui se pose en s’opposant à une identité arabo-musulmane. Mais, dans la triade, l’opposition se double d’une rivalité sur le sol africain en même temps qu’elle recompose, par-delà la tension aggravée entre les deux pôles, un moment de similitude. En effet, les deux pôles, face à l’Africain, sont présentés comme participant de la même dynamique : La civilisation. Tout en étant différent et autre, l’arabo-musulman est perçu comme un facteur de civilisation, même s’il n’est pas reconnu comme se trouvant au même niveau de l’axe de l’évolution. En même temps qu’il met en scène la confrontation de deux interprétations différentes, le texte de René Caillié construit une série d’oppositions et asymétries qui joueront un rôle important dans le choix qui en sera fait pour figurer dans un livre de lecture colonial. En changeant de contexte historique et médiatique, il devient l’offre d’un autre type d’interprétation : une interprétation qui réconforte chez le colonisateur le sentiment de sa légitimité, de sa puissance et de sa mission en même temps qu’elle nourrit chez le colonisé le sentiment de son infériorité et sa disposition à se mettre à l’école de la colonisation.
Relation herméneutique interculturelle
14Heidegger considère6 l’existence humaine comme éminemment herméneutique. Notre manière d’être dans le monde repose sur une interprétation de ce monde et de nous-même. Notre pratique quotidienne est donc herméneutique en se sens qu’elle consiste en une interprétation permanente qui détermine notre relation aux gens et aux choses. Comprendre ne consiste pas pour lui à élucider la réalité du monde, mais à lui conférer une cohérence. Comprendre est donc un acte local et existentiel. La pensée postmoderne a, à partir de ce postulat, déconstruit le savoir anthropologique occidental en montrant qu’il était non seulement modelé par certaines situations historiques mais également par certaines traditions, mieux encore il ne s’agirait même pas d’un savoir sur l’autre, mais juste d’une interrogation sur soi-même. « L’illusion de la rigueur scientifique de la discipline ne pouvait perdurer indéfiniment [...]. Dans ce sens, l’anthropologie « science de l’altérité culturelle » n’apparaît plus que comme un appendice des débats idéologiques internes à l’occident. »7
15Mais laissons pour le moment de côté ce débat pour nous intéresser surtout à l’idée de l’interprétation et de la compréhension comme détermination d’une relation à la réalité, d’une manière de traiter la réalité et vérifions le type de relations herméneutiques à l’altérité qui se dégage de l’exemple que nous avons analysé plus haut. Il apparaît clairement qu’il n’y a pas d’altérité en soi, encore moins une constante anthropologique de la relation à l’autre. La signification et la relation à lui dépendent des circonstances de sa rencontre et de l’attitude adoptée dans cette rencontre. L’attitude peut être marquée par la personnalité de l’individu, mais elle est plus souvent influencée par une tradition culturelle de relation à l’altérité. Dans notre exemple, quelques types de relation à l’altérité se dégagent.
16L’autre comme moyen d’enrichissement personnel. Il peut également être l’objet de la recherche, et le savoir sur lui procure richesse et capital social sous forme de célébrité.
17L’autre comme l’autre de moi, permettant par sa différence de faire ressortir mon identité et sa place dans une hiérarchie construite par moi mais présentée comme naturelle et évidente.
18L’autre comme un devoir, l’autre comme celui sur qui je dois agir pour l’humaniser, l’éduquer.
19L’autre comme négation de moi, comme une menace tacite ou effective à mon intégrité, à mon existence, à ma manière d’être, à l’idée que j’ai de moi, au projet que je formule pour moi, etc.
20L’autre comme chance, comme moyen d’accéder à ce qui me manque, comme complément à ma limitation.
21L’autre comme l’autre moi, non différent de moi.
22Dans notre exemple donc, un narrateur met en scène des relations avec l’altérité, ce texte sert à son tour à organiser des relations avec une altérité et devient l’objet d’interprétation par laquelle se révèle une relation. Plusieurs processus sémiotiques sont enclenchés qui traduisent tous ces types de relation herméneutique à l’autre. Certaines de ces relations s’excluent mais plus souvent elles se superposent, se complètent. Il me semble possible de distinguer cinq grands modèles de relations à l’autre :
23Le modèle impérial missionnaire caractérisé par l’insistance sur la différence, différence qui fonde une hiérarchie, mais insistant sur l’unicité du genre humain. Ce modèle permet de fonder la nécessité d’un devoir de civilisation, postule une idéologie du développement de l’humanité et engendre souvent la violence sur l’autre. Le transfert culturel est ici vertical et s’effectue uniquement de haut en bas. L’autre est assimilé à l’enfant qui a en lui toutes les potentialités pour devenir un adulte, mais a besoin d’un éducateur. Le modèle de développement ontogénétique est projeté sur le modèle phylogénétique. La colonisation s’inscrit globalement dans la logique de ce modèle.
24Le modèle relativiste historiciste insiste également sur la différence, mais il proclame l’égalité de toutes les cultures. Ce modèle peut engendrer deux types de relation herméneutique à l’autre diamétralement opposés, soit la tolérance et la cohabitation, soit l’exacerbation de la concurrence, la volonté de se séparer de lui et d’organiser une autarcie culturelle. Dans ce modèle, le transfert culturel est considéré comme dangereux ou tout au moins problématique8
25Le modèle monadologique impérial insiste également sur la différence considérée comme absolue. Comme le modèle impérial missionnaire, il établit une hiérarchie entre les peuples et les cultures, mais à la différence de ce dernier, il ne croit pas à l’unicité du genre humain. La relation entre les peuples et les cultures est considérée comme régie par les mêmes lois que dans la nature. Les plus forts dominent et écrasent tout naturellement les plus faibles. Le rapport à l’autre est un rapport essentiellement violent qui entraîne la disparition des uns ou leur subordination. Il ne saurait donc être question de transfert culturel même dans un sens vertical9
26Le modèle atomique considère qu’il n’y a pas de culture pure, que toute culture est mélange. Il n’y a donc pas de frontière étanche entre les cultures mais osmose permanente. Les catégories centrales sont ici : le syncrétisme et l’hybridité10
27Le modèle relationnel coopératif reconnaît bien la différence entre les cultures, mais cette différence n’inhibe en rien les capacités fondamentales d’empathie et de tolérance de l’ambiguïté. La différence n’empêche donc pas la coopération et est même un enrichissement culturel. Dans ce modèle, un individu peut vivre en lui plusieurs identités culturelles qu’il mobilise alternativement en fonction des situations11
28Il s’agit là de modèles, donc de constructions idéales qui se rencontrent rarement dans la réalité sous une forme aussi pure. Au contraire l’un cohabite souvent avec l’autre ou évolue vers lui.
Goeth, la dynamique d’échanges et le rôle de l’élite intellectuelle
29Dans une série de réflexions non systématiques qu’il fait vers la fin de sa vie, Goethe s’intéresse à certaines transformations qui sont en train de s’opérer dans le domaine économique, médiatique et culturel pour conclure à l’émergence d’une nouvelle qualité de rapports entre les hommes d’horizons divers dont l’un des produits est ce qu’il appelle la Weltliteratur,[la littérature mondiale]12. Parmi les facteurs déclenchants de ces transformations, il cite les guerres napoléoniennes, mais également le mouvement impérial qui est en train d’intégrer différentes parties du monde dans un marché global. Ce qui frappe chez Goethe, c’est qu’il ne s’attarde pas ici sur les motivations de ces guerres et de cet expansionnisme, ce qui ne signifie pas qu’il les ignore. Goethe est avant tout intéressé par certains aspects de leurs conséquences qui, à bien des égards, sont aux antipodes des sentiments qui les animent. C’est ainsi que, par-delà la haine qui habite les protagonistes des guerres napoléoniennes et par-delà la violence qui les caractérise, il constate une dynamique de contacts et de transferts culturels, d’influences mutuelles ainsi que le phénomène d’autoréévaluation et d’autotransformation qui en découle. Sans ignorer les calculs mesquins, la course vers le gain et l’asymétrie qui caractérisent la constitution du marché capitaliste global, il est persuadé qu’il favorisera par-delà l’échange de marchandises, des échanges de sentiments et de manières d’être.
30Goethe, établit bien la différence entre le commun des mortels et une élite intellectuelle : il écrit notamment : « Diejenigen aber, die sich dem Höheren und dem Höher Fruchtbaren gewidmet haben, werden sich geschwinder und näher kennenlernen. Durchaus gibt es überall in der Welt solche Männer, denen es um das Gegründete und von da aus um den wahren Fortschritt der Menschheit zu tun ist. Aber der Weg, den sie einschlagen, der Schritt, den sie halten, ist nicht eines jeden Sache » [Ceux qui se sont consacrés aux réalités supérieures et aux choses d’une fécondité supérieure pourront être connus de façon plus rapide et plus exacte. Il y a partout dans le monde des gens pour qui compte ce qui est bien fondé et à partir de là le véritable progrès de l’humanité. Mais le chemin sur lequel il s’engage, le rythme de marche qu’ils tiennent ne sont pas accessibles à chacun]13
31Seule l’élite est intéressée par ce processus d’échanges interculturels. Goethe se réfère ici à Forster et à son ami Alexander Von Humboldt, mais aussi à lui-même ainsi qu’à Schiegel et à quelques indologues et orientalistes avec qui il était en contact. Lui qui n’avait pas voyagé hors de l’Europe s’intéressait beaucoup aux produits culturels que les autres ramenaient du vaste monde. Il avait lu avec énormément d’intérêt la traduction allemande que Forster avait faite de la pièce de l’écrivain indien Kalidasa intitulée Sakontala14. Il avait lu la traduction des poèmes d’écrivains persans. Il avait lu la relation des voyages de Humboldt aux Amériques et en avait discuté avec ce dernier. Il avait lu bien d’autres choses encore venant d’autres parties du monde. Et tout cela avait influencé sa propre écriture.
32À l’instar de sa propre gestion des rapports avec la France et avec la culture française au moment où beaucoup de ses pairs étaient engagés dans une lutte sans merci contre cette culture et contre les Français, il postule un idéal intellectuel où les grands esprits profitent même des contacts violents entre leurs peuples pour établir des ponts entre eux, se rapprocher et se connaître. Faut-il rappeler que nous sommes à un moment de grande exaltation nationaliste où le regard posé sur la culture de l’autre vise avant tout à en montrer l’infériorité et à magnifier la sienne ? Ainsi, en Allemagne on est surtout intéressé à démontrer la superficialité de la civilisation française comparée à la profondeur et à la pérennité de la culture allemande, tandis qu’en France, on se gausse du manque de raffinement des mœurs et de la littérature allemandes.
33Partant de cette gestion personnelle de ses rapports avec la culture française à un moment de démarcation haineuse de part et d’autre et à l’instar de ses propres relations à des expressions culturelles venant d’autres parties du monde, Goethe reste persuadé que le mouvement de globalisation qui se dessine est une chance à saisir pour rapprocher dans un premier temps sinon les peuples, du moins leurs élites. Il postule donc l’émergence d’une communauté d’élites par-delà le bellicisme des uns et des autres et par-delà les visées impérialistes.
34Ce qui est surprenant chez Goethe, c’est qu’il ne s’attaque pas au cadre historique transcendantal dans lequel s’opèrent ces échanges. Peut-être espérait-il que l’action de ces élites finirait par subvertir ce cadre historique et le transformer en son contraire. La pratique de l’élite serait-elle susceptible à la longue de servir de modèle auquel tout le monde adhérerait ? Certains propos de Goethe laissent penser qu’il rêvait d’une telle inversion des choses. Il écrit notamment :
35« Die Hauptströmung, ja die vorzüglichste Ermunterung solcher Männer müssen sie datrin finden, dass das Wahre auch zugleich nützlich ist ; wenn sie diese Verbindung nun selbst entdecken und den Einfluss lebendig vorzeigen und aufweisen können, so wird es ihnen nicht fehlen, kräftig einzuwirken, und zwar auf eine Reihe von Jahren » [La tendance principale et la plus remarquable impulsion, de tels hommes doivent la trouver dans le fait que le vrai est en même temps utile ; s’ils découvrent maintenant eux-mêmes cette relation et peuvent en montrer l’influence de façon vivante ils ne manqueront pas d’avoir un fort impact, et cela pour de nombreuses années]15
36Cela signifie-t-il qu’il suffirait d’établir une relation entre deux valeurs, l’utile et le vrai ? S’agirait-il pour l’élite de montrer que le vrai est utile, donc que le principe de vérité est également un principe d’utilitarisme ? Mais s’agirait-il dans ce cas de la même utilité que celle du marchand et du colon ? Ou s’agit-il d’un autre type d’utilité ? Et si tel était le cas, comment convertir ces derniers à ce type d’utilité. C’est ici qu’apparaît le caractère utopiste de Goethe.
37Mieux encore, il ne semble pas s’interroger sur le type d’échange qui est en train de s’opérer effectivement. Si lui et d’autres intellectuels en Europe sont en mesure de lire avec profit des textes venus d’autres cultures, s’ils peuvent s’intéresser au mode de vie des populations autochtones d’Amérique, à travers les livres de Humboldt et d’autres, c’est parce que le type de relation historique entretenu par l’Europe avec ces cultures le leur permet. La relation qu’ils entretiennent avec ces cultures fait que les Européens peuvent les traiter comme des objets de recherches, qu’ils peuvent avoir accès à leurs écrits et en disposer librement. Ce sont les Européens qui ont le monopole de l’initiative et ils agissent conformément à leurs intérêts. Ils ont la latitude de prendre des autres ce qu’ils veulent parce qu’ils disposent d’eux à leur guise. Mais ces peuples qui sont dans une situation de subalternes ont-ils la même possibilité ? Ont-ils la même latitude de scruter la culture européenne, d’y déceler les éléments pouvant les inspirer et les enrichir et ainsi entrer dans un véritable échange ? En fin de compte, ces peuples restent muets même lorsqu’on lit en Europe des textes d’eux et sur eux. Un échange réel et vivant, même entre les élites reste impossible. L’élite européenne ne reproduit que le schéma général des rapports qui prédominent. Elle se sert.
La raison anthropologique et l’inévitable hiérarchisation
38L’écrivain, penseur, politicien et grand voyageur à travers le monde, Georg Forster, avait bien avant Goethe développé lui aussi une conception du progrès de l’humanité16 qui ne reposerait pas comme chez bien d’autres sur la seule capacité de l’esprit européen de parvenir par la réflexion et l’introspection à mobiliser les capacités intrinsèques de l’homme. La raison n’apparaît comme moteur de l’avancée de l’homme vers plus de perfection que parce qu’elle permet la connaissance. Et surtout la connaissance des différentes sortes de cultures générées par l’homme à travers le monde. Lui qui avait participé très jeune à une expédition autour du monde17, lui qui avait traduit un des classiques de la littérature indienne en allemand, il était persuadé qu’aucune société n’était parfaite et que chacune avait besoin du savoir des autres et du savoir sur les autres pour se parfaire.
39Il formulait là les objectifs d’une anthropologie qui était encore naissante. Les objectifs ne semblent pas avoir changé jusqu’aujourd’hui. L’ethnologue français Laburthe Tolra résume en 1998 les objectifs des tentatives structuralistes comme suit : « Les chercheurs des années 1960 tentaient de trouver la combinatoire des diverses sociétés humaines, et de calculer ainsi la formule globale de l’ensemble des humanités possibles. »18C’était leur manière à eux de réaliser ce que Laburthe-Tolra considère comme le but ultime de toute demande ethnologique : « Apprendre tout ce qu’on peut savoir de l’homme, rien de moins. »19 Pourquoi apprendre tout ce qu’on peut savoir de l’homme ? Il s’agit d’offrir à la société moderne « un système de valeurs qui aurait enfin pour fondement non plus des croyances irrationnelles, sources d’affrontements absurdes et parfois sanglants, mais des connaissances positivement indiscutables ». Les croyances irrationnelles dont il est question ici sont avant tout des croyances européennes puisqu’il s’agit d’un projet européen. L’intention n’est ni plus ni moins que de remplacer la vieille culture humaniste considérée comme désuète20. L’anthropologie s’inscrit ici dans la logique des sciences et de la philosophie. Elle étudie l’ethos, mais elle s’en méfie. Il lui arrive d’ériger l’ethos européen en une norme universelle et de classer les autres cultures en fonction de leur rapprochement ou de leur éloignement par rapport à cette norme. Il lui arrive de faire du local européen un universel. Mais certains de ses tenants, et ceci dès le début21, considèrent même la culture européenne comme juste une des humanités possibles qu’il faut comparer aux autres pour dégager des lois générales et, au bout, une morale générale, scientifiquement distillée à partir des différentes pratiques locales.
40Nous n’allons pas nous interroger ici sur la possibilité et la nécessité d’atteindre un tel objectif. Nous n’allons pas nous demander si l’anthropologie a jamais eu les moyens de son ambition. Nous allons plutôt faire un constat : Forster avait fini par interpréter la capacité des Européens à se servir chez les autres pour se compléter comme la preuve d’une supériorité de l’Europe. Il explique la position de l’Europe comme poste avancé de l’humanité par le fait que les Européens, en s’informant sur les autres et en intégrant ce qu’ils avaient de mieux, avaient fini par fédérer en eux tout ce que l’humanité avait à offrir de plus avancé. Pour lui, la culture européenne de l’Aufklärung avait ainsi cessé d’être européenne pour devenir universelle. Cela justifie que les Européens puissent aspirer à éduquer le reste des cultures de l’humanité qui, n’ayant pas eu la même idée qu’eux de réunir en elles toute l’humanité, en apprenant de tout le monde, ne représentent chacune prise individuellement qu’une version encore inachevée de l’humanité.
41Les choses n’ont pas tellement changé. Lévi-Strauss lui aussi aboutit à une classification qui implique une hiérarchisation. Il distingue entre les cultures froides et les cultures chaudes, entre la pensée sauvage et la pensée moderne22. Une distinction que Habermas reprendra pour affirmer la supériorité de la rationalité occidentale sur d’autres pratiques23
42On constate donc que, même ceux-là qui sont persuadés de la nécessité pour les différentes composantes de l’humanité de se compléter mutuellement pour aboutir à une humanité parfaite, même eux finissent par reconstituer une hiérarchie des cultures. A quoi cela est-il dû sinon à l’asymétrie historique qu’ils vivent, à la domination objective de l’Europe sur le monde, domination qu’aucune considération ne peut gommer et qui finit par imposer une formulation théorique de son inévitabilité ?
Conclusion
43À travers quelques exemples, j’ai essayé, sans prétention d’être systématique, de montrer des modèles européens de gestion du surgissement de l’altérité dans leur univers, de la tentative de réinterpréter le monde pour lui reconférer une cohérence un moment menacée par cette présence. J’ai voulu montrer la complexité de cette tentative, mais également ses apories. Mais j’ai surtout essayé de laisser entrevoir que ces interprétations participaient d’une entreprise générale de restructuration du monde qu’elle inspirait, mais qui en même temps en fixait les limites. J’ai voulu faire ressortir le fait que s’intéresser à la manière dont l’Europe gère le monde c’est s’intéresser à ce qu’est devenu le monde. En effet, toutes les cultures ont développé des rapports à l’autre et organisé des échanges culturels avec leurs voisins immédiats. Ce faisant, elles ont marqué ainsi l’histoire locale ou régionale. L’Europe quant à elle n’a pas seulement marqué l’histoire et le devenir d’une région mais du monde entier. La conception européenne et les modalités européennes de relations à d’autres cultures ont marqué le monde entier.
44Cette conception est entre-temps devenue un élément décisif de l’écriture de l’histoire et de la pensée sur le devenir de pratiquement toutes les cultures du monde. Partout dans le monde, parler de l’Europe c’est parler de soi et on ne peut parler de soi sans parler de l’Europe. La relation à l’autre est un peu partout marquée par ce que l’Europe a fait du monde. Même les attitudes les plus hostiles à l’Europe, qu’on les appelle fondamentalistes ou cultures défensives, ne sont que des réactions, des modes de gestion d’une situation globale créée par l’Europe et s’inspirant la plupart du temps de l’Europe même.
45Est-ce à dire que l’Europe a toujours agi sur le monde sans en être affectée en retour ? La morale générale et universelle scientifiquement élaborée à partir des différentes manières de donner un sens à la vie morale dont plusieurs générations d’anthropologues ont rêvé est restée un rêve. C’est bien la morale européenne qui toujours s’est présentée à d’autres comme universelle.
46Laburthe-Tolra et d’autres nous apprennent cependant que l’Europe a bien appris des autres et a modifié certaines de ses dispositions culturelles en conséquence. « Ce qui est ressorti le plus clairement de l’étude des sociétés lointaines, c’est qu’elle a permis la mise en question indirecte ou relativisante de la société occidentale ; qu’il s’agisse d’éducation, de religion, de rapport au corps et au sexe, d’usage des stupéfiants, de hiérarchie familiale ou sociale, etc. »24
47Il n’y aurait donc pas que quelques élites qui auraient su s’inspirer des autres dans des projets purement individuels, toute la culture européenne et occidentale l’aurait fait. Beaucoup rétorquent avec force arguments que cela n’est qu’un leurre. A l’instar des Samoa de Margaret Mead, ils démontrent que les soi-disant cultures lointaines ne sont qu’une construction, un alibi dont on se sert dans une discussion interne à la société occidentale25
48L’idée d’une Europe totalement autonome et ayant une histoire où ne se manifestent qu’une logique et une dynamique purement intrinsèques reste néanmoins une illusion également bien européenne. Non seulement elle a appris des autres, même si elle n’aime pas toujours se l’avouer, mais même lorsqu’elle a réussi à dominer le monde et à l’entraîner dans un mouvement d’intégration globale dont elle était le moteur, tout cela ne s’est pas déroulé sans conséquence pour elle-même. L’orientalisme est le produit de l’Europe en même temps que l’Europe est le produit de l’orientalisme. L’empire colonial est la création de l’Europe mais l’empire a également créé l’Europe et pas seulement sur le plan économique et financier, mais également sur le plan des idées, sur le plan culturel.
49Le processus d’autoréévaluation, d’autodéfinition, d’autorepositionnement, d’autotransformation au contact de l’autre est, bien sûr, à distinguer de véritables transferts culturels et du processus d’acculturation. Mais il n’en reste pas moins un processus déterminant. Même lorsque l’autre n’est qu’un ferment ou un catalyseur dont la présence déclenche un processus chimique interne qui finit par transformer une entité culturelle, son rôle reste décisif. « Man wandert nicht unbestrafft unter den Palmen » [il n’est pas sans conséquences de voyager sous les palmiers], affirme le personnage du roman de Goethe. Les dynamiques culturelles que l’apparition de l’autre dans la conscience engendre sont multiples, complexes et pas toujours maîtrisables, même pour les cultures qui sont en position de force. Mais l’existence d’une position de force est un élément qui détermine la nature des rapports entre toutes les cultures en présence et partant le type de dynamismes possibles. Mais il convient également de préciser que le subalterne ne s’est pas transmué dans le sens voulu par le dominateur, mais a développé des mécanismes et des stratégies propres pour gérer la pression exercée sur lui.
Notes
1 Il doit s’agir du livre de français que nous utilisons et qui avait pour titre Mamadou et Bineta sont devenus grands.
2 Cf. Albert Azeych, « La colonisation et ses survivances dans les mentalités des colons et des colonisés », in La politique de développement à la croisée des chemins. Le facteur culturel, publié sous la direction de David Simo, Éd. Clé Yaoundé, 1998.
3 Cf. « Advertisement », in René Caillié, Travels through Central Africa to Timbuctoo and across the Great Desert, to Morocco performed in the years 1824-1828, vol. I, Frank Cass and Co. Utd, 1968, p. IV.
4Ibid.
5 Cf. Edward Said, Orientalism, New York, Vintage Books, 1978.
6 Martin Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Neomarius, 1957.
7 Frédéric Rognon, Les primitifs, nos contemporains, Paris, Hatier, 1988, p. 6 et 7.
8 C’est ce modèle qui inspire beaucoup d’ethnologues, toute une partie de l’intelligentsia africaine, mais aussi les différentes droites en Europe. Les thèses du politiste américain Huntington qui parle de la confrontation des civilisations s’inscrit également dans cette logique.
9 C’est ce modèle qui sous-tend l’approche du social darwinisme.
10 C’est ce modèle que prônent beaucoup de théoriciens et anthropologues postmodernes, notamment James Clifford.
11 C’est ce modèle qui est au cœur des différentes approches du multiculturalisme.
12 Cf. W. Goethe, Schriften zur Kunst und Literatur, Hamburger, Ausgabe, vol. 12, DTV, p. 361-364. Cf. aussi Goethe, Schriften zur Literatur, éd. par Ernst Beutler, Zürich, 1987 ; J. W. Goethe, Schriften Zur Literatur, deuxième partie, München, 1962.
13 Goethe, Schriften zur Literatur, München, 1962, p. 269.
14 Georg Forster, Werke, Bearbeitet von Gerhard Steiner, vol. 7, Akademie Verlag Berlin, 1990. La traduction de Forsten fut publiée pour la première fois en 1791.
15 Goethe, Schriften zur Literatur, München, 1962, op. cit., p. 270.
16 Georg Forsten, « Schillers Götter Gniechenlands », p. 15-26, über lokale und allgemeine Bildung, p. 45-56, in Georg Forstens, Werke, op. cit.
17 À 18 ans, en compagnie de son père, il avait participé à l’expédition du Capitaine James Cook entre 1772 et 1775 autour du monde.
18 Philippe Laburthe-Tolra, Critique de la raison ethnologique, Paris, PUF, 1998, p. 10.
19 Ibid.
20 Ibid.
21 Nous avons déjà évoqué le cas de Georg Fonster à la fin du xviiie siècle. Laburthe-Tolra cite le cas de Cabanis qui tient en 1796 un discours allant dans ce sens. Cf. Laburthe-Tolra, op. cit., p. 10.
22 Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Éd. Plon, 1962.
23 J. Habermas, Theorie des kommunikativen Handel, Frankfurt am Main, Suhrkanp.
24 Laburthe-Tolra, op. cit., p. 11.
25 Cf. F. Rognon, op. cit., p. 121 et s.
Pour citer cet article
Référence électronique, David Simo, « Situation coloniale et relations herméneutiques interculturelles »,Revue germanique internationale [En ligne], 21 | 2004, mis en ligne le 19 septembre 2011, consulté le 10 décembre 2013. URL : http://rgi.revues.org/992
Auteur, David Simo
Professeur d’études allemandes à l’Université de Yaoundé (Cameroun)
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