Regard sur les juifs berbères du Sud Marocain - 1950.

Publié le 09 novembre 2014 par Feujmaroc

REGARD SUR LES JUIFS BERBÈRES DU SUD MAROCAIN.

Répondant à l'invitation de la Commission de contrôle des Sanctuaires et des Pèlerinages Israélites du Maroc, nous avons entrepris, M. Joseph Elmaleh. Greffier au Haut Tribunal Rabbinique de Rabat et moi-même, une tournée dans le Sud Marocain afin de nous rendre compte de la situation matérielle et morale des populations juives de cette région.

C'est par une matinée dominicale que nous nous sommes mis en route dans la voiture de M. Isaac Elmaleh. La puissante « Packard » file à toute allure vers Marrakech, laissant derrière elle Casablanca, Settat et Berrechid. Après une nuit passée dans la Capitale du Sud, notre voiture se dirige vers le Haut-Atlas, dont nous apercevons au loin le Sommet couvert d'une coiffe blanche. Devant nous apparaissent quelques bourgades arabes où vivent également, des familles juives.

MM. Hai Lasry. Vice-Président de la Communauté israélite de Marrakech, et MM.Isaac et Chalom Elmaleh, de Casablanca, nous accompagnent dans cette tournée.

Nous gravissons maintenant la montagne du Tichka par une route toute en lacets et surplombant des ravins profonds. J'entends le murmure des prières de Mr Joseph Elmaleh. Nous moutons, nous moutons encore. M. Lasry, pour nous distraire, sort son bagage de «Pilpoulims » et réussit à nous faire oublier la route et ses dangers. Le sommet est encore loin et nous tournons toujours. Le chauffeur fait preuve d'une grande prudence et d'une réelle virtuosité. Les Pilpoulims et les prières se font plus ardents et plus passionnés. La montée est, en effet très rude et impressionnante. Nous atteignons enfin le Sommet. Nous Sommes à 2.250 mètres d'altitude La vue est admirable. Nous restons longtemps en contemplation et nous ne regrettons pas nos émotions. Après une courte halte, nous reprenons la route et nous nous dirigeons vers Agouim.

Agouim est une petite localité comptant une population Juive de 110 âmes. Tout autour existent les « Mellahs » d’Asselm, Timzrit, Agada, Tedeli, Timzdet, Tazort ayant de 15 à 50 habitants. En tout 350 Juifs.

Jeune Homme au détour d'une piste à Agouim - Groupe de villageois Juifs de Agouim (1950)

Apres une collation servie en plein air, sur la grande place du village, nous partons visiter le Sanctuaire de Rebbi Daoud ou Moche (Rabbi David Ou Moshe). La route est impraticable. Nous abandonnons la voiture et nous franchissons la distance qui nous sépare du Saint à dos d'âne. La promenade n'a rien de confortable. Le parcours est particulièrement dur et ce n’est qu'au bout de deux heures de route que, tout courbatus, nous faisons une entrée spectaculaire au sanctuaire à la « Don Quichotte » et «Sancho».

La tombe du Tsadik est bien entretenue. La Pierre tombale a été refaite en marbre par un pieux pèlerin de Casablanca. Des chambrettes on pisé entourent le Saint et accueillent les fidèles. C’est l’heure de Minha. Nous la récitons avec ferveur en compagnie de quelques pélerins qui séjournent, depuis plusieurs jours déjà au sanctuaire. Après les traditionnelles « Michberakh », nous reprenons, toujours à dos d’âne, le chemin du retour.

Au bord de la route, nous laissons sans regret nos montures, et remontons en voiture pour une visite du Mellah d’Agouim.

Accoutumés aux horreurs des mellahs de Casablanca et Marrakech, nous restons cependant figés devant le spectacle qui s’offre à nous et dont aucune description ne pourrait donner une image exacte.

Les rues regorgent d'ordures et de tas de fumiers. Ceux-ci constituent, parait-il, la monnaie avec laquelle se paye le loyer des maisons. Ces dernières sont faites avec de la terre agglomérée et selon des principes séculaires. Elles servent d'abri à la fois aux gens et aux bêtes. Parfois, elles sont simplement couvertes de bois et de roseaux. Leurs habitants, j'imagine, ne doivent pas s'y trouver particulièrement bien sous les pluies torrentielles et les tempêtes de neige si fréquentes en montagne. Le soleil ne rentre jamais dans ces demeures et s'arrête toujours au seuil. Des trous dans le mur remplacent souvent les fenêtres et quelquefois même, la porte. Aucun mobilier ne garnit l'intérieur. Quelques lambeaux de nattes et de couvertures en constituent souvent le seul ornement. Des mouches sont partout, dans les rues, dans les maisons et sur les gens. Des odeurs nauséabondes vous accompagnent et vous saisissent à la gorge.

Nous avons hâte de quitter ces lieux incommodes pour respirer un peu d'air pur. Longtemps, je me suis posé la question. Comment des êtres humains Peuvent-ils vivre et engendrer la vie dans ces lieux faits pour la mort ?

Les enfants, en effet, sont là en grand nombre. De taille bien au-dessous de la moyenne, ils sont chétifs et rachitiques. Le trachome éteint tout ce que peut contenir de vivant un regard d'enfant. La teigne envahit leurs têtes et la crasse recouvre leurs petits corps.

Inconscients, ils jouent sur les tas de fumiers ou dans le ruisseau, un bout de pain noir à la main. Ils semblent heureux tout de même, car ils n'ont pas à redouter la corvée du savon.

Intérieur d'une cour d'une famille juive à Demnate.

Les Juifs vivent ici comme autrefois vivaient leurs ancêtres. Leur établissement dans le pays remonte, d'après certains historiens, à la plus haute antiquité. Il est impossible de situer exactement leurs origines lointaines, mais il semble qu'ils y vivaient bien avant la conquête arabe.

Leur vie est encore primitive. L'évolution occidentale ne les a pas atteints, car tout ici rappelle les symboles des temps révolus. Nous rencontrons sur notre chemin un vieillard à barbe blanche, monté sur un âne. Il nous salue militairement et presque obséquieusement. Il a un visage de patriarche biblique. Au loin, nous apercevons une jeune fille qui, pieds nus, marche noblement, une cruche sur l'épaule. N'est-ce pas Rebecca revenant du puits ? On croirait voir une scène de la bible. Ses vêtements même, longs et serrés à la taille, rappellent ceux de cette époque.

Le pittoresque y gagne assurément, mais la réalité est, hélas ! trop triste!!!

La vie de ces populations est en effet dure et, pénible. Elle est pleine de difficultés et de privations. Les hommes nous racontent leurs angoisses. Ils font tous les métiers, savetiers, selliers, soukiers, agriculteurs, ils sont rompus à toutes les fatigues et à toutes les corvées et travaillent de l'aube à la tombée de la nuit pour rapporter à la maison leur maigre subsistance. La faim les guette toujours. La lutte quotidienne qu'ils mènent pour cette triste subsistance et celle de leur famille les entraîne chaque jour davantage dans une misère physique et morale plus aiguë. Leur situation est véritablement tragique. Dans tous les centres que nous visiterons, nous retrouverons la même détresse, le même décor et la même désolation.

Une lumière cependant brille sur ce tableau noir. Au milieu de tant de misères physiques, le spirituel ne perd pas ses droits. Partout, en effet, nous avons pu observer la foi vibrante qui anime ces populations, car elles semblent plus soucieuses d'assurer la culture hébraïque à leurs enfants que le pain et le vêtement.

C'est là sans aucun doute une des raisons de leur survivance dans ce milieu dont ils ont adopté la langue, les coutumes et même la façon de vivre. Dans ces localités éloignées et abandonnées nous avons eu la joie de constater la présence de l’œuvre admirable d'Ozar Thora dont le rôle dans le domaine de l'enseignement religieux et talmudique apparaît ici comme un des principaux facteurs du relèvement moral de ces communautés déshéritées.

Au Draa et à El Kelaa, notamment, un travail considérable a été fourni par cette œuvre, et de véritables petits rabbins sont déjà formés. L'émotion nous gagne au spectacle de ces enfants et de ces jeunes gens qui, souvent en guenilles et affamés passent leurs journées dans les synagogues sombres et humides, à étudier avec conviction et ferveur les livres du Talmud. On est loin ici de la vie trépidante et dissipée que mènent leurs frères des villes. Une seule passion les anime : apprendre et pénétrer les mystères du Talmud et de la Thora. Un seul espoir les pousse et les soutient, acquérir une formation hébraïque et continuer plus tard la lignée des grands Talmudistes que les juifs berbères ont déjà donné au Judaïsme Marocain.

Une rentrée d'école à Amizmiz 1950

 -La route sera sans doute longue et pénible, mais l'avenir est souriant et l'horizon est clair. Déjà de nombreux élèves de cette région ont pu quitter le misérable Mellah où ils ont vu le jour pour aller poursuivre leurs études hébraïques en France; en Angleterre, en Amérique et en Israël.

Une poignée de Juifs attachés à la cause de la Thora, après avoir organisé et constitué l'œuvre d’Ossar Torah dans tout le Maroc, s'occupe du sauvetage de cette génération d'étudiants.

A l'heure actuelle, des centaines de jeunes gens sont pris à charge par l'œuvre qui leur dispense, outre l'instruction hébraïque, soins, nourriture et habillement.

C’est avec émotion que M. Isaac Elmaleh, une des chevilles ouvrières de cette vaste organisation, nous donne lecture d'une lettre. rédigée en hébreu moderne, de remerciements et de gratitude adressée par un des élèves actuellement à Londres, aux dirigeants de Ossar Torah.

Sanctuaires.

 La région du Sud marocain compte une pléiade de saints illustres dont les tombeaux sont l'objet d'une grande vénération. A l'époque de la Hilloula, un afflux de pèlerins, venant des divers points du Maroc, se dirige vers leurs sanctuaires. Les produits de ces Hilloulots constituent souvent l'unique ressource des Communautés qui sont constituées autour de ces sanctuaires, ou parfois même, nées des produits des pèlerinages.

L'agglomération juive de Draa, par ses maisons, son moulin, son four, sa synagogue et son Talmud Thora est devenue presque une petite ville.

Les sanctuaires du Sud sont administrés par des hommes de bonne volonté qui, tout en satisfaisant leurs croyances, ou en respectant des vœux faits aux saints, à, l'occasion d'un événement survenu au cours de leur vie, font œuvre utile et viennent en aide aux populations miséreuses locales.

On peut ne pas être d'accord sur les moyens employés pour collecter l'argent. On peut discuter certaines initiatives, mais il faut reconnaître qu'un travail considérable a été fait et de gros efforts déployés en faveur de nos malheureux coreligionnaires de ces localités.

Mais que valent ces efforts et quels peuvent être les résultats devant leur immense détresse ? Leur situation tragique pose de multiples problèmes que seul un organisme puissant peut résoudre.

Cet organisme il faut le créer. Il faut créer une œuvre d'aide et de soutien digne de ce nom et digne de la solidarité juive. Il faut élaborer un plan et l'exécuter le plus rapidement possible. Des mesures immédiates et urgentes doivent être prises. Il est temps pour les Communautés du Maroc de prendre conscience de leur lourde responsabilité. Ces mesures seront basées essentiellement sur le relèvement du standard de vie et l'introduction de l'hygiène dans ces populations ignorantes et sous-alimentées. L'évacuation des nombreux enfants, qui vivent dans des taudis infects, et dans une promiscuité propice à tous les vices et à toutes les contagions, s'impose. Il faut orienter les jeunes gens vers des formations professionnelles en créant pour eux des centres agricoles. Il faut doter les chefs de familles des moyens susceptibles d'assurer leur existence et celle de leurs enfants. Parmi ces moyens, on pourrait dès à présent envisager la solution qui consiste à leur procurer le bétail nécessaire à leur travail, tels que ânes, mulets, vaches, etc... Il faut habiller ces femmes et ces enfants et envisager, pour plus tard, le départ vers des cieux plus cléments de ces rudes travailleurs que sont les juifs berbères.

Nous sommes sûrs que le Conseil des Communautés, qui voit son action s'intensifier chaque jour rendra cette action encore plus vaste et plus profonde. L'effort que nous lui demandons aujourd'hui de faire est indispensable à la poursuite de l'œuvre de relèvement physique et moral qu'il a entreprise.

La tâche à accomplir est immense, et l'union de tous est nécessaire si on veut aboutir. Aussi nous pensons que le Conseil devrait arriver à un vaste combinat entre les diverses œuvres juives du Maroc : Alliance. Ossar Torah, Joint, O.R.T., etc... en vue de sauver de la détresse, où ils s'enlisent chaque jour davantage, nos malheureux frères du Sud Marocain.

M. BENAUDIS.

Un reportage de la « Voix des Communautés .» N°11 - Janvier 1951.